La maison des Sœurs, à Gémeaux, qui était autrefois une sorte de fief, est restée célèbre par la légendaire existence de l'un de ses propriétaires M. de Virville.
Voici ce qu'on en raconte dans ce beau village des environs de Dijon :
La jeunesse de M. de Virville s'était passée sous les drapeaux. Il fut brave soldat et vaillant capitaine dans les grandes armées de la République et de l'Empire. Mis à la retraite après Waterloo, il était venu se fixer à Gémeaux. Son lieu de naissance ? sa vie privée ? on les ignorait. Le jour, il ne se montrait non plus que chat-huant; la nuit, il était toujours sur pied.
Quand tout le village reposait, les voisins du capitaine étaient soudain réveillés par une voix caverneuse, terrible – « Dors-tu, Virville? Tarderas-tu toujours ? » – Et l'écho répétait ce « toujours! » avec des vibrations étranges, et les vitres des croisées en frissonnaient.
La voix était celle d'un homme à cheval, précédée d'un galop formidable et suivie de hennissements terrifiants.
Quand Virville avait répondu « Général, à vos ordres ! » la porte-cochère roulait sur ses gonds et les deux cavaliers partaient tantôt dans une direction, tantôt dans une autre.
Ils allaient... allaient... emportés dans une course vertigineuse, volant avec la rapidité de l'éclair sur leurs coursiers aux jarrets d'acier et aux sabots d'airain. C'était un tourbillon noir qui bientôt disparaissait à l'horizon comme une fumée légère.
Impossible de suivre la piste de Virville et de son mystérieux compagnon. Quelquefois cependant, en entrebâillant prestement la porte ou la fenêtre, les plus hardis avaient vu les deux cavaliers passer dans la rue comme un ouragan, mais sans distinguer autre chose que deux grands manteaux noirs qui recouvraient hommes et chevaux des pieds à la tête.
Chose plus surprenante encore! on avait souvent vu, entre onze heures et minuit, devant la croix des Halles, un cavalier immobile, la tête inclinée sur le cou d'un superbe cheval noir, le corps perdu dans les larges plis de son manteau. C'était évidemment le visiteur de M. de Virville. Mais pourquoi cette halte et ce profond silence devant une croix ?
On se le demanda pendant bien des années. A la fin, on crut avoir pénétré ce secret.
Ces mystérieux cavaliers allaient sur les champs de bataille lointains où leurs compagnons d'armes étaient tombés. Et là, les appelant tour à tour par leurs noms, ils les voyaient se lever de leurs tombes les uns après les autres, les généraux et les capitaines, à cheval, casque en tête et sabre en main.
Après les chefs, se levaient, eux aussi, les soldats ! Et tous se rangeaient à leur place de bataille, et alors se formaient les noirs bataillons hérissés de baïonnettes, et alors s'alignaient, frémissants, les sombres escadrons.
Puis, une voix surhumaine criait, formidable – « En avant! »....
Et à ce signal, éperdument, escadrons et bataillons chargeaient un ennemi invisible dans la profondeur des nuits.
On n'entendait plus, au loin, que le bruit des sabots des chevaux, le froissement des sabres et le frémissement des baïonnettes.
Et quand le soleil se levait, rouge, sur la plaine humide, chaque goutte de rosée qui scintillait à la pointe de l'herbe verte était une goutte de sang!
Voilà ce qu'on racontait à Gémeaux sur les courses nocturnes de M. de Virville et de son compagnon. Quant au cheval de bronze et d'acier qui se trouvait toujours à heure dite pour servir de monture à M. de Virville, il fut vu un soir par Jules Bonnot, un esprit fort qui ne craignait ni dieu ni diable.
On savait que chaque nuit d'expédition, cette bête surnaturelle montait Gemelos et se rendait à l'heure voulue à la porte de son maître.
Jules Bonnot se posta au bon endroit et attendit.
Il n'attendit pas longtemps. Le cheval arriva sur la colline, découpant ses belles formes de coursier enchanté sur le ciel plein d'étoiles. Il se préparait à descendre dans le village, quand, apercevant Jules Bonnot, il poussa un hennissement de colère, et l'imprudent curieux, tremblant de tous ses membres, vit aussitôt le cheval grandir... grandir... démesurément au point de devenir plus gros qu'un éléphant.
Sans doute il grossit encore davantage, mais notre homme n'eût pas le temps d'en voir plus, car la frayeur ayant fini par lui glacer le sang, il tomba la face contre terre et s'évanouit tout net.
C'est dans cette posture que Jean Desprunes et sa femme La Jehannotte, le trouvèrent le lendemain matin en allant sarcler leur champ d'avoine.
Enfin, une nuit, la voix du cavalier étranger retentit encore devant la porte de M. de Virville.
M. de Virville n'y répondit pas. Il dormait cette fois son dernier sommeil.
La nuit qui précéda ses funérailles, une longue file de chevaliers noirs. aux formes fantastiques, passa près des Halles, chacun d'eux inclinant profondément la tête devant la vieille croix.
L'âme de M. de Virville vint prendre place parmi eux sous la forme d'un chevalier tout bardé de fer à la cuirasse étincelante... et la troupe disparut.