Le don de Gédéon de Tournemine [Noues de Sienne (Calvados)]

Publié le 17 avril 2024 Thématiques: Domestique | Serviteur , Eglise , Humour , Idiot , Jalousie , Messe , Noblesse , Prêtre | Curé , Ruse , Vigne ,

Eglise Sainte-Anne de Champ-du-Boult
Eglise Sainte-Anne de Champ-du-Boult. Source Ikmo-ned, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Brunet, Victor / La Tradition (1888) (3 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Eglise Sainte-Anne de Champ-du-Boult / Noues de Sienne / Calvados / France

Gédéon de Tournemine, seigneur de la Brousse à Champ du Boult, était le fils d'un roturier qui avait acheté un vieux pigeonnier dont il avait pris le nom. Gédéon de Tournemine s'estimait quand même le pair et le compagnon des conquérants d'Hastings ou de St-Jean-d'Acre; aussi le seul mot d'égalité prononcé devant lui par un membre quelconque de la bourgeoisie avait-il le don de l'exaspérer. Le curé de Champ du Boult qui connaissait ce côté vulnérable, se plaisait à provoquer la colère du puissant seigneur Gédéon de Tournemine; mais celui-ci ne lui gardait pas rancune plus de deux ou trois jours.

Un soir Gédéon de Tournemine arriva au presbytère, porteur d'un énorme diurnal. Il se jeta plutôt qu'il ne s'assit dans un fauteuil, et interpellant le curé d'un ton furieux, lui dit :
« Il est inouï de voir notre Saint-Père le Pape tolérer de pareils agissements! Je lui écrirai à ce sujet; car, en vérité, il est choquant pour des gens comme moi d'être témoins de pareilles infamies! ».

Le curé de Champ du Boult laissa passer l'accès de colère du seigneur de Tournemine dont la perruque s'en allait de travers ; puis, il lui demanda de quoi il s'agissait :

« Morbleu, répondit Gédéon, n'est-ce pas une honte pour moi d'entendre tous les dimanches nommer mon jardinier dans la préface de la messe ?
– Votre jardinier, dit le curé; je ne comprends pas !
– Oui, Salutare, mon jardinier dont vous citez le nom chaque dimanche ! »

Et, ouvrant d'un geste furibond, son gros diurnal, Gédéon de Tournemine fit voir au curé le mot Salutare dans une série de préfaces.

Le curé, d'abord stupéfait, eut le temps de se remettre et il songea à tirer parti de cette situation. Il prit donc son ton le plus onctueux pour répondre à son interlocuteur :
« Mon digne seigneur, je dois vous apprendre que les ancêtres de Salutare furent de riches et puissants barons. Au temps de leur splendeur, ils firent de nombreuses donations à la cure, et mes prédécesseurs reconnaissants placèrent leur nom dans toutes les préfaces. Aujourd'hui, leur descendant ruiné, est jardinier chez vous; mais le noble nom qu'il porte figurera quand même dans les préfaces jusqu'à la consommation des siècles! – Puisque Salutare n'est point un nom de vilain, il faut le maintenir dans la préface. Et moi aussi, je ferai une donation à la cure afin que le noble nom de Tournemine se trouve également dans la préface!
– Je suis à votre disposition, mon seigneur, il suffira que la donation soit en bonne et due forme !
– Seulement, comme je suis plus riche que le pauvre Salutare, je désire que mon nom soit placé avant le sien !
– Cela dépendra de l'importance de votre don; il faut qu'il soit supérieur à celui de la famille Salutare. Donnez, par exemple, la vigne de dix arpents et le pré de quarante arpents qui jouxtent le jardin de la cure!
– Accordé reprit Gédéon de Tournemine, qui s'en alla satisfait. »

Deux jours après, le tabellion royal de St-Sever avait minuté et grossoyé l'acte de cession de la vigne et du pré à la cure de Champ du Boult.

Vint le dimanche, Gédéon de Tournemine trônait dans le banc seigneurial, jouissant d'avance de sa vanité satisfaite.

La messe commença, Gédéon, impatient, attendait la préface. Il arriva enfin ce moment désiré qui devait placer au pinacle le seigneur de la Brousse.

En effet, le curé de Champ du Boult chanta de sa plus belle voix :
« Vere dignum et justum est, etc... C'est le noble seigneur de Tournemine, seigneur de la Brousse, qui a donné, par acte authentique, son pré et sa vigne à la cure de Champ du Boult, pour être placé dans la préface de la messe avant Salutare, son jardinier. Est-il idiot ?...»

En entendant ces paroles. Gédéon de. Tournemine éprouva un tel saisissement qu'il s'affaissa en poussant un cri. Quand on le releva, il était mort. Dieu fit paix à ce pauvre d'esprit.

(Note de l'auteur : Bon nombre de contes populaires circulent à Champ du Boult et dans les communes voisines sur Gédéon de Tournemine, mort vers 1760. On raconte notamment qu'un dimanche, le curé de la paroisse parla ainsi de ce vieux seigneur, au prône de la messe: « Nous recommanderons, mes frères, à vos prières, Notre Saint-Père le Pape, notre évêque et tous les bienfaiteurs de cette église; nous demanderons surtout à Notre-Seigneur de maintenir M. de Tournemine dans sa médiocrité, car, si par malheur, il devenait riche, il ne vaudrait pas le Diable ! »)


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