La légende du sorcier Grisemine [Nonant (Calvados), Putanges-le-Lac (Orne)]

Publié le 31 octobre 2024 Thématiques: Animal , Ferme , Guérison , Jeter un sort , Magie , Paysan , Punition , Sorcier , Vache , Vengeance ,

Sorcier Grisemine
Sorcier Grisemine. Source Midjourney
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Source: Moricet, Marthe / Récits et contes des veillées normandes (1962) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Une ferme près de Putanges / Putanges-le-Lac / Orne / France
Lieu: Un champ près de Nonant / Nonant / Calvados / France

.... Grisemine , c'est ainsi que se nomme mon sorcier, peut avoir environ soixante ans. Sa taille est de cinq pieds quatre pouces. Il porte des guêtres à rubans, culotte de panne, gilet de molleton qui laisse voir par le bas deux doigts de chemise, car quoiqu'il soit fort long, il ne se trouve pas en rapport avec la culotte qui descend trop bas. Pour sa veste, elle est longue, avec poches et larges boutons. Joignez à cela de gros souliers et un large chapeau de feutre, qui renferme avec un petit caillou ou fragment de pierre sacrée, tous les secrets merveilleux du bonhomme, vous ne le connaitrez pas encore. Il faut encore que je vous parle de sa figure; elle est ovale, un peu allongée, le front large, les lèvres tendues qui se contractent selon l'impression; son nez long et effilé. Pour ses yeux ils ont quelque chose de la bête fauve; ils sont petit , enfoncés et scintillants, cherchant toujours à éviter le le regard scrutateur des curieux. Il sait, comme le berger de Francheville, donner de bons numéros, faire arrêter les chevaux et voiturer même sur place unie, faire marcher nuit et jour, danser, chanter, mourir, envoyer enfin ou repousser à sa volonté toutes espèces de calamités. Sa science est, je vous le répète, dans son chapeau et son petit caillou. Voici un exemple de sa puissance.

Dans le canton de Putanges, une femme ayant tiré le beurre des vaches de sa voisine, en trainant la corde par le chemin où elles passaient pour aller à l'abreuvoir ou aux champs, celle-ci eut recourse Grisemine qui se fit raconter de point en point les circonstances. Il promit de se rendre dans trois jours au domicile pour lever le sort : il tint parole. A son arrivée, il déjeuna bien. Un sorcier ne travaille pas à jeun; il faut du courage; il prend du confortant. Le sorcier ayant avalé la petite goutte d'usage, demanda à visiter l'étable; il toucha les animaux en marmottant quelques paroles, et il ordonna de sortir veaux et vaches à reculons, pour ensuite les promener dans le champ voisin. Ces animaux, une fois dehors, courent en avant, reviennent et retournent à gauche puis à droite et de tous côtés, prenant par ci par là de la terre qu'ils mangent. Enfin, ils se calment et le sorcier, qui a observé ces mouvements, fait lui-même rentrer ces animaux à l' étable en prononçant quelques mots qu'on ne peut comprendre. Il s'avance, mais en passant sur le seuil de la porte, il pose l'index de la main gauche sur ses lèvres; une fois entré, il fait trois fois le tour de l'étable, puis s'arrête tout à coup, et jetant les yeux sur certaine partie du mur, il ordonne d'y faire une ouverture, de quatre pieds carrés, le plus promptement possible, car, dit-il, il va donner ses ordres à un esprit qui suit toujours la ligne droite, faisant encore observer qu'il pourrait bien entrainer une partie de l'étable, s'il ne trouvait pas un passage libre. Plus tard, un maçon garnira de pierre de taille cette ouverture. Lorsque l'ouverture fut faite, Grisemine prit de la main gauche du romarin, du genièvre et du laurier cueillis le jour Saint Jean, au moment où le soleil et la lune paraissent se battre. Après avoir placé ces trois branches de manière à former une croix, le genièvre représentant le piédestal, le romarin le corps et le laurier les croisillons, il plaça dessus plusieurs herbes aromatiques qu'il avait fait ramasser. Ensuite il prit lui-même du feu pour enflammer ces plantes, toujours paraissant marmotter des paroles, tantôt vers le nord, tantôt vers le sud.

Enfin le sorcier, après un moment de repos, ordonna de bien laver l'étable, puis de mettre de la paille fraiche.

Les propriétaires, voyant que l'opération était terminée, invitèrent Grisemine de se rendre à la maison pour se rafraichir. Il ne se fit pas prier, et en entrant dans la cuisine il dit, s'adressant à la maitresse et autres ses protégés : "Voulez-vous voir celle qui tirait le beurre de vos vaches, voulez-vous la punir" ? - "Je ne veux pas la connaitre, dit la femme, cela me ferait mal". Le mari dit "Infligez une punition". Alors Grisemine demanda un foie de veau qu'il avait fait acheter. L'ayant examiné et trouvé parfaitement sain. - " Celui , dit-il avec dignité, qui peut lever des sorts, les jeter, faire mourir le bétail, envoyer rats et souris, des taupes, enfin, s'il lui plaisait, bouleverser le ciel et la terre, peut faire souffrir de mille manières ceux qui contre la justice enlèvent le bien d'autrui". Ayant posé le foie par tranches sur un gril qu'il avait eu soin de faire fourbir, il ajouta : "Prenez des épingles". Posant le gril avec ses tranches de foie sur des charbons ardents, il continua : " Enfoncez vos épingles dans le foie, et celle qui a tiré le beurre de vos vaches, va ressentir la chaleur de ce brasier, et les piqûres que vous allez faire sur le foie vont se répéter sur son cœur " . Il se mettait déjà en devoir de prononcer ces paroles magiques, mais aucun membre de la famille ne voulut consentir à une vengeance si cruelle. Alors le sorcier, comme s'interrompant, prononça ces mots : " La personne qui vous a dupés a déjà souffert plus que je ne pourrais vous raconter et elle baratera jusqu'à son dernier moment". Il en a été ainsi, tout le monde vous le dira; mais ne quittons pas le sorcier .

Grisemine ayant marmotté quelques paroles et fait des signes de main sur le foie dit : "On peut maintenant le manger sans danger; il est bon, il ne faut pas le perdre ".

L'heure du diner approchait ; on avait passé à la poêle quelques tranches d'excellent jambon auxquelles Grisemine ne voulut pas toucher, préférant le foie de veau. Il avait demandé du beurre frais pour mettre sous ses tranches, qu'il laissa mijoter un instant sur la cendre rouge, et avant de les servir sur la table, il les couvrit de fines herbes qu'on venait de cueillir dans le petit jardin . Personne ne voulut goûter à ce plat malgré sa belle apparence; le sorcier mangea tout.

C'est le célèbre Grisemine qui arrêta, dans un herbage situé près de Nonant, des bœufs qui couraient depuis le matin jusqu'à la nuit sans s'arrêter, ayant toujours à leur tête un de leurs compagnons qui s'était désergoté en voyage, et qui se faisait lever chaque jour; le sorcier fit le tour de l'herbage après avoir bien déjeuné : tout s'arrêta.

Grisemine connait d'ailleurs une foule de choses utiles. Si un cheval s'enfonce un clou dans le pied, il conseille de ficher le clou dans un arbre, assurant que la guérison s'opérera à l'instant. Il dit qu'il faut faire manger de la berle aux vaches pour les mettre en chasse, ou bien encore il conseille de leur faire avaler une grenouille verte, car, selon lui, elle jouit de la même propriété.

Grisemine n'est pas mauvaise langue; cependant, il lui est arrivé de plaisanter sur la science de ses confrères qui guérissent les chevaux des tranchées en leur faisant connaître le poil de l'animal, même par lettre. Au reste, il est dangereux de parler mal de lui car on prétend qu'il a l'oreille si fine, qu'il entend ce qu'on dit de lui à voix basse même à plusieurs lieues à la ronde; il connait tout ce qui se passe, analyse les substances d'un coup d'œil, et suit à la trace comme un chien ceux qu' il veut voir. Beaucoup d'honnêtes gens croient qu'il a fait pacte avec Mistigri; d'ailleurs dans ses exorcismes, il se passe sur ses traits quelque chose de si diabolique qu'on ne peut s'empêcher de le regarder comme un homme doué d'une science transcendante. Il y a bien d'autres sorciers, mais les plus savants ne lui vont pas aux genoux, voire même ceux qui font usage de figures de cire pour faire endurer à leurs ennemis tout ce qu'ils font à ces simulacres.

(Bibliothèque d'Alençon, Ms. n° 2653, fol 93r°-96r°).


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