On vous a raconté nombre de fausses légendes sur la Tour de Léandre, nous dit le conteur; en voici l'histoire véritable:
Sous le grand empereur Constantin, l'argent disparaissait du Trésor. On avait beau doubler le nombre des gardiens, les ministres eux-mêmes avaient beau surveiller le Trésor, rien n'y faisait.
L'empereur avait une fille courageuse. Elle pria son père de lui permettre de garder le Trésor. Constantin y consentit. La jeune fille alla s'installer dans le Trésor et elle resta debout, éveillée, une épée nue à la main.
Vers le milieu de la nuit, une pierre se souleva et un homme apparut. A l'instant elle lui porta un coup d'épée et l'inconnu disparut.
Au bruit, les gardiens arrivèrent. En soulevant la pierre, ils découvrirent une route souterraine par laquelle s'était enfui le voleur.
Quelques mois plus tard, une femme vint au palais demander pour un jeune homme la main de la fille de l'Empereur. Constantin, pour rebuter le prétendant, répondit:
« Si le jeune homme fait construire un palais plus beau que le mien, il aura ma fille! »
Mais quelques jours s'étaient à peine écoulés que le palais se trouva construit, et il était plus joli que celui de l'empereur.
Constantin le Grand exigea d'autres merveilles qui furent accomplies également, grâce à l'argent soustrait du Trésor.
Après la troisième épreuve, l'empereur fut obligé de donner sa fille en mariage au jeune homme.
La princesse fit appeler d'habiles artistes, et elle leur commanda une exacte représentation de sa personne, portrait auquel elle pourrait d'une chambre voisine donner tous les mouvements désirés.
Les fêtes du mariage furent magnifiques. En entrant dans la chambre de l'épousée, le jeune homme menaça sa femme :
« Tu as voulu, lui dit-il, me tuer d'un coup d'épée ! Tu es une misérable! »
Par un des ressorts cachés, la princesse donna à son image une physionomie railleuse. Alors, rendu furieux, le jeune homme frappa le portrait d'un grand coup d'épée. Et la statue roula par terre.
Le nouveau marié crut avoir tué sa femme. Il sortit du palais et prit la fuite.
La princesse raconta à son père ce qui était survenu. Elle ajouta que son mari était le voleur du Trésor. La police rechercha celui-ci, mais inutilement.
A quelque temps de là, le jeune homme, sous un déguisement féminin, entra dans le palais pendant la nuit, enleva sa femme et la transporta de Sylivri-Capou jusqu'à une haute montagne.
« Je ne veux pas te tuer d'un seul coup, lui dit-il, mais je te ferai mourir à force de tortures! »
La princesse eut beau implorer sa pitié ; il resta sourd à ses prières.
Le voleur l'attacha par les cheveux à un arbre et il se mit à la tourmenter. Tout-à-coup, il vit venir un lièvre. Comme il avait une grande passion pour la chasse, il laissa sa femme pour poursuivre le lièvre.
Un voiturier vint à passer sur ces entrefaites. Il menait une charrette remplie de paille. La princesse supplia l'homme de la délivrer.
« Je suis, lui dit-elle, la fille de l'empereur. Si tu me sauves, tu recevras une forte récompense. »
Le voiturier détacha la princesse et la cacha sous la paille.
Le voleur revint vers sa femme, et, ne la trouvant pas, il se mit à sa recherche. Rencontrant le voiturier:
« N'as-tu pas vu passer une jeune fille?
– Je viens de la métairie.
– N'as-tu pas vu passer une jeune fille ?
– La paille est à mon patron.
– Es-tu sourd?
– Je vais te faire corriger par mon maître.
Le voleur crut avoir affaire à un sourd et s'en alla chercher ailleurs.
Dès son arrivée chez le paysan, la princesse fit prévenir son père qui se hâta d'envoyer une armée pour la ramener au palais.
Pour protéger la jeune fille contre les tentatives du voleur, on décida de faire construire au milieu de la mer une tour qui serait la demeure de la princesse.
Cette tour, bâtie en face des palais byzantins, fut nommée Kiz-Coulessi Tour à la fille
La fille de Constantin passait la journée au palais de son père, et la nuit, par un chemin souterrain, elle allait s'enfermer dans la tour avec ses servantes.
La tour était gardée par deux lions (On voit ces deux lions - en marbre dans le musée impérial de Constantinople) et par des soldats embusqués le long du Bosphore.
Un soir le voleur s'embarqua à Palata dans une barque israélite. Profitant de l'obscurité, il ordonna au batelier de s'approcher de la tour. Dès qu'il fut débarqué, il jeta deux têtes de moutons que les lions s'empressèrent de dévorer. Il profita de ce répit pour entrer dans la tour. Les servantes étaient endormies. Le voleur les égorgea et fut maître de sa femme.
« Cette fois, lui dit-il, tu ne sauras m'échapper! Je vais te tuer!
– Pourquoi veux-tu me tuer? Pourquoi me poursuis-tu? Quel mal t'ai-je donc fait? Je suis ta femme; traite-moi comme tu le dois !
– A chacun selon ses œuvres! Tu as es sayé de me tuer; je veux te faire mourir. Suis-moi. Il n'y a plus de salut pour toi! »
La princesse suivit le jeune homme. Mais, comme il marchait devant, elle ferma rapidement la porte sur lui et le laissa en dehors de la tour. Il fut aussitôt dévoré par les lions.
(1) Conté par Yussuf-Hafiz Zadé, Turc, né à Zile (Asie Mineure), âgé de 26 ans, étudiant en théologie.