Non loin de Baume-les-Dames, vis-à-vis l'écluse de Launot, un vallon étroit se creuse entre deux côteaux chargés de vignes. Il porte le nom de Damvaux.
Autrefois, il y avait en ce lieu un village assez important pour avoir une église et un curé. Il a été complètement détruit par les Suédois vers 1636, et il n'en reste pas pierre sur pierre. Après la destruction de ce village, l'église de Damvaux, qui avait pour patron saint Michel, et dont la cure était à la nomination de Madame l'abbesse de Baume, fut réunie à celle d'Hyèvre.
Sans faire des fouilles et des travaux considérables, il serait bien difficile aujourd'hui de retrouver et de déterminer avec exactitude l'emplacement qu'occupait le village de Damvaux. L'histoire a toutefois retenu le nom du dernier curé de cette paroisse. C'était vénérable et discrète personne, messire Christophe Boichot. Il avait été recueilli comme chaplain à l'abbaye de Baume, et on l'appelait encore le curé de Damvaux, bien qu'il n'eût plus ni église ni cure.
A côté de cette miette d'histoire, il existe une légende curieuse que les vieux vignerons de Baume racontaient autrefois, mais que ceux d'aujourd'hui pourraient bien avoir oubliée.
C'est la légende du Trou de la Bouvière. Tout le monde, à Baume, grands et petits, connaît le Trou de la Bouvière. C'est le petit golfe du bas de Launot, gouffre insondable, qui était jadis entouré de peupliers, et dont les plus hardis gamins de mon temps n'approchaient pas sans crainte. Il semble, en effet, que le sol tremble sous les pieds et que l'abîme vous attire. Il se produit, du reste, de temps à autre, dans le voisinage, des glissements de terrain, des effondrements, qui ne sont pas faits pour rassurer les timides. Dans les temps de grandes eaux, le trou de la Bouvière s'enfle, bouillonne et répand dans le Doubs une eau épaisse et jaunâtre. qui vient, dit-on, par des couloirs souterrains, du plateau de la Chenot, et peut-être de celui de la Vreville. En temps ordinaire, et quand toutes les eaux ont leur plus belle transparence, le Trou de la Bouvière conserve une couleur d'émeraude sombre, où le regard du passant ose à peine se plonger.
Dans un poème en prose, resté inédit jusqu'à ce jour, le docteur Compagny fait de ce gouffre, qu'il nomme Eviburoé (anagramme de Bouvière), le palais du dieu du fleuve, et il en décrit, avec un charme exquis, toutes les secrètes et mystérieuses profondeurs.
Mais l'histoire de la Bouvière de Damvaux, que nous allons redire, n'a rien de commun avec celle des nymphes d'Inub (Buin), qui fait le sujet de l'épopée chantée par Compagny.
Une jeune fille du village de Damvaux gardait depuis quelque temps un petit troupeau de génisses dans les prés qui avoisinent le gouffre du bas de Launot. Elle était d'une beauté peu commune et d'une sagesse plus rare encore. Assise sur le gazon, en face de ces jolies scènes de rivière et de montagne que la vallée du Doubs offre de toutes parts en cet endroit, elle surveillait, sans autre souci, ses génisses broutant paisiblement l’herbe odorante de la prairie.
Un jour elle fut surprise dans cette solitude par un brillant jeune homme de la ville, qui s’éprit d ’elle sur-le-champ. Il s’approcha et ne tarda pas à lui exprimer l’ardeur de ses sentiments. Bien qu’elle éprouvât elle-même un attrait singulier pour cet admirateur inconnu, elle se leva effrayée, le conjurant de s’éloigner.
Celui-ci n ’en fit rien. Au contraire, il devint plus audacieux. La bouvière alors prit la fuite en jetant un cri d’alarme. Le jeune homme, emporté par sa passion, se met à sa poursuite.
Elle arrive en un clin d’œil au bord du gouffre. « Si vous faites un pas de plus, dit-elle, je me jette dans les flots. » Ne jugeant pas cette menace sérieuse, il n’en tint aucun compte et hâta sa marche vers la jeune fille. Comme il étendait déjà les bras pour la saisir : « Plutôt la mort que la honte ! » fit-elle, et, dans un accès de sublime désespoir, elle s’élance dans le gouffre qui l ’engloutit... « O vertu ! » s’écria le jeune homme en se précipitant après elle dans l’abîme.
Adroit plongeur, il rapporte bientôt sur le rivage le corps inanimé de la belle bouvière.
Ses soins la rappelèrent à la vie, et, en reprenant ses sens, elle ouït ce discours de la bouche de son sauveur :
« Consentez à être mon épouse devant Dieu et devant les hommes, vous qui sauriez mourir plutôt que de commettre une faute. C'est le vœu que j'ai fait au ciel, si je parvenais à vous sauver la vie. »
La bouvière, toute émue, remercia. Elle n'avait plus à redouter les entreprises d'un séducteur, elle était en présence d'un honnête fiancé, et elle pouvait lui exprimer sa reconnaissance et son bonheur.
L'abbé Boichot, qui avait formé le cœur de sa paroissienne aux plus solides vertus, qui l'avait baptisée et lui avait fait faire dignement sa première communion, l'unit peu de temps après à son époux dans la chapelle de Damvaux. Cette aventure édifia beaucoup les honnêtes gens de la contrée, et c'est, paraît-il, en mémoire de cela que le gouffre du bas de Launot s'est appelé depuis le Trou de la Bouvière.