Un jour, il y a de cela bien longtemps, j'accompagnais un bon vieillard d'Ucciani, presque nonagénaire, qui se rendait aux champs.. Nous suivions le sentier étroit de Cuzzéra qui longe le torrent, venu du Tasso, à peu près à sec en ce moment-là, et mes regards curieux fouillaient les tas de cailloux, les touffes de marrube et les fouillis de ronces pour y découvrir du nouveau, car le nouveau a toujours attiré les enfants. Cherchant ainsi, je découvris non sans surprise, à demi enseveli sous le sable et la végétation victorieuse, un énorme disque de pierre polie, une meule dormante.
« Oncle Jacques, m'écriai-je, il doit y avoir eu ici autrefois un moulin !
— Oui, me répondit-il, et sache qu'il y est encore et qu'il y sera toujours. »
Et comme, ne le comprenant pas, je le regardais avec étonnement, il ajouta « Ecoute et tu sauras ce que je veux dire. » Et il raconta.
« Ici vivaient; au temps jadis le meunier Paolo Sarpi et sa jeune femme, une meunière accorde et jolie, mais plus légère et plus inconstante que les libellules et les bergeronnettes qui s'ébattent au bord du ruisseau. Presque toutes les fois que son mari montait au village, poussant devant lui son mulet chargé de sacs en peau de porc pleins de farine qu'il allait remettre à ses chalands, la volage créature recevait au moulin la visite d'un ami, l'imprudent Matteo Coltri.
Paolo ne tarda pas à être mis au courant du manège des deux amoureux. Il sentit le rouge de la honte monter à son front, mais il contint sa colère. Seulement, le lendemain, après avoir arrêté sa meule de façon à laisser un écart anormal entre les deux pierres, il dit à sa femme : « Je ne sais pas ce qu'a le moulin aujourd'hui, mais il ne va plus et il m'est impossible de le remettre en marche. Mon cousin Michel'Angiolo, qui est un maître meunier hors de pair, peut seul le réparer. Je vais donc partir pour Cuttoli, où il habite, et je l'amènerai dans trois jours. Enferme-toi ici pendant mon absence et ne donne asile à personne. »
Et il partit après avoir eu soin de rabattre sur les meules et sur le coffre l'épaisse couverture en toile de lin qui empêchait la, diffusion de la farine. Mais, dès qu'il fut hors de vue, il s'enfonça dans le maquis, fit un grand détour et alla se cacher dans un fourré d'où il pouvait surveiller sa demeure. Vers le soir, il vit Matteo s'avancer à grands pas du côté du moulin, y arriver et y entrer. Il proféra un juron puis il ricana. « Ah! ah! le joli merle est dans le nid du faucon. Malheur à lui ! »
Quand la nuit fut venue, il quitta son observatoire, et, à pas de loup, regagna le moulin. Il heurta à l'huis et appela. Sa femme vint lui ouvrir en tremblant. Il entra, farouche, referma la porte et mit la clé dans sa poche. Il traversa le moulin et passa dans le réduit qui servait de cuisine et de chambre et dans lequel une racine de sapin allumée répandait une clarté fumeuse. Le larron d'honneur n'y était pas. Paolo sourit sinistrerment. « Femme, dit-il, prends le flambeau et suis-moi. Je crois que «la meule va tourner. »
Et il revint dans la première pièce, y prit une fourche en fer, s'approcha ensuite de la corde en poil de chèvre qui pendait le long du mur et la tira violemment; Un déclic se produisit, ouvrant la vanne du réservoir, et aussitôt un gargouillement effroyable fit entendre son tumulte. La trémie, cœur palpitant du moulin, commença son tic-tac régulier et précipité. Et, la mente courante oscilla, hésita, cherchant l'équilibre, puis prit son élan et se mit à tourner, accélérant de plus en plus sa marche.
Matéo, qui s'était caché dans le coffre, sous la couverture, l'entendait siffler à son oreille, frôler sa joue, le toucher presque. Il se demanda s'il pourrait rester longtemps collé à la paroi et comprit que le moindre mouvement lui serait fatal. Alors on vit la toile si soulever et Matteo se dressa, préférant la lutte contre un homme à sa terrible position. Paolo aussitôt le poussa de sa fourche et Matteo «trébucha. La meule, qui le guettait, le happa par un pied, le retint l'entraîna dans sa course, l'absorbant à chaque tour, broyant tibias, côtes et vertèbres...
Le crâne ne tarda pas à passer entre les formidables mâchoires de la docile servante changée en monstre et la cervelle gicla, éclaboussant la maçonnerie du coffre et le visage de la femme immobilisée par l'épouvante. Les deux sœurs de pierre, fatiguées d'avoir pendant des années et des années fourni à l'Homme sà substance, la lui reprenaient pour une fois, s'abreuvaient, de son sang, se repaissaient de sa moelle, de sa chair et de ses os, ,se vengeaient à leur manière, complices de leur maître et justicières. »
Le vieillard fit une pause, passa la main sur son front, respira fortement, puis il reprit : « Petit, tu as sans doute entendu chanter ce vocero, vieux de deux cents ans, dans lequel «reviennent, à la fin de chaque couplet, ces deux vers où s'exhale la douleur de la mère du supplicié :
U mulinu macinava
Sangue di lu me' figliolu.
(Le moulin moulait.
Le sang de mon fils.)
Tu les comprendras maintenant. Je te disais, répondant à ta question, que le moulin est encore là bien que nos yeux ne le voient pas. Une fois par an, en effet, dans la nuit du vingt décembre, anniversaire de ce sombre drame, la moulin, immatériel sans doute, mais visible, surgit de ces ronces pour quelques minutes et, l'épouvantable scène se reconstitue, la mouture sanglante se renouvelle. Et du fracas des Ilots de ce torrent grossi, montent, répercutés par les échos de ce ravin, le tic-tac monotone et sec de la trémie et le sifflement de la meule sanguinaire auxquels se mêlent des accents humains: ah! ah! li! hi! hou! hou!, cris de fureur, cris de douleur, cris de terreur ! Signe-toi, petit, et continuons notre chemin. »