La légende du lion de Roccapina [Sartene (Corse-du-Sud)]

Publié le 29 avril 2023 Thématiques: Amour , Amour non partagé , Animal , Jeune fille , Lion , Noblesse , Origine , Origine d'une roche , Pierre | Roche , Soldat , Transformation , Transformation en pierre ,

Lion de Roccapina
Lion de Roccapina. Source Wikimedia, auteur inconnu
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Source: Giustiniani J.-A. / Contes et légendes de la Corse (1934) (3 minutes)
Lieu: Lion de Roccapina / Sartene / Corse-du-Sud / France

Dès qu'on a passé la bifurcation de la Manacia, la route de Bonifacio à Sartène s'incurve profondément vers la mer, remonte vers le nord, grimpant puis dévalant jusqu'au col de Coralli. Elle passe entre de riants vallons tachetés d'olivettes et dans lesquels une luxuriante végétation déroule toute la gamme des couleurs.

Avant d'atteindre le col et dès qu'on a laissé à sa gauche le chapelet d'écueils des Monaci, on a à sa droite le maquis sombre d'où émergent des rochers gris ou roses auxquels le temps, ce grand sculpteur, a donné la forme d'animaux fantastiques, mais qu'on dirait avoir été taillés tout d'un coup par un magicien tout puissant.

A gauche, un long rocher se dirige vers un golfe à la courbe élégante, qu'il surplombe en formant un piédestal haut de cinquante pieds, qui supporte une colossale statue figurant exactement un lion couché dont on peut voir la croupe, les pattes et la queue et surtout la tête, tournée vers la mer et surmontée, au gré du spectateur, d'une couronne ou d'une tour crénelée.

Et il est, là depuis des siècles, dans sa pose de sphinx accroupi, poursuivant un rêve éternel, mais on le sent prêt à bondir sur la côte dont il paraît être le redoutable et mystérieux gardien, comme il le fut jadis quand son âme de pierre était une âme humaine, dans un corps humain.

Ce rocher fut, en effet, autrefois un homme, un superbe guerrier qui vivait au VIII siècle et qui fut l'ami et le bras droit de Charles Martel, dans la lutte que celui-ci vint continuer en Corse contre les Sarrasins, après les avoir défaits à Poitiers. Le grand chef franc, ainsi que l'atteste la tradition, qui a conservé son nom à une fontaine de Sollacaro, trouva en lui un auxiliaire précieux, un ennemi acharné des Infidèles qui l'avaient surnommé Saïd, nom arabe du lion. Toutes leurs ruses et tout leur fanatisme ne valaient rien contre la force, le courage et l'adresse du chef corse, dont la flamboyante épée, semblable à celle de l'ange exterminateur, faisait dans leurs rangs de terribles ravages. Et, comme une lave envahissante, son courage se communiquait à ses farouches compatriotes du sud de l'île, qui ne tardèrent pas, à la grande satisfaction de Charles Martel, à voir leur sol purgé de la présence des mécréants, à les voir fuir le rivage de toute la force de leurs voiles.

Et le lion put alors rentrer dans son château de Roccapina, admiré et vénéré de tous les habitants de la région. Mais quoique jeune et riche et beau, il ne tarda pas à sentir l'ennui le gagner, car bien qu'il eût de nombreux serviteurs, Saïd était seul, il lui manquait ce qu'il n'avait pas eu le temps de désirer jusqu'alors : un cœur qui répondît au sien.

Or, un jour qu'il battait, le maquis à la poursuite du sanglier, il rencontra une bergère idéalement belle, si belle qu'il en fut ébloui. Il voulut s'en approcher et, lui parler, mais, farouche, elle détourna la tête et disparut dans un fourré. Et le vainqueur, tel autrefois Hercule, sentit qu'il était vaincu par l'amour. Il revint plusieurs jours de suite aux lieux où il avait eu la merveilleuse vision, put chaque fois s'en emplir les yeux et l'âme, mais l'Omphale de Monacia ne lui permettait ni de filer à ses pieds ni même de l'approcher. A ses brûlantes avances, à ses serments, à ses soupirs, à ses larmes, elle restait insensible et ne répondait rien.

Un jour, cependant, elle ouvrit les lèvres, mais ce fut pour prononcer ce seul mot, ce mot qui renferme toute la profondeur du désespoir: « Jamais ! »

Saïd sentit son sang se glacer. Vacillant et trébuchant parmi les cailloux et les ronces, il courut vers la mer et s'arrêta au bout de la falaise que les ilots battent sans cesse. Tourné vers le soleil couchant, il baissa le front, revit en quelques secondes par la pensée son passé de guerrier et songea à l'inutilité et à la vanité de la jeunesse, de la beauté et de la gloire, qui sont impuissantes à triompher d'un cœur de femme. Il leva vers le ciel ses bras désespérés, puis il s'affaissa et disparut.

Mais à la place où il se trouvait alors, un colossal lion de pierre apparut. Depuis, il est là comme une sentinelle vigilante en qui, sous l'enveloppe du granit, l'âme d'un héros insulaire sommeille pour l'éternité à moins que, dans un lointain avenir, elle ne se réveille sous l'impulsion de quelque formidable événement. Alors le lion corse jettera aux quatre vents du ciel son terrible rugissement.


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