Non loin du Four aux fantômes s'élève le fameux Scex que plliau, qui signifie le « roc qui pleut. » Il se cache dans un site fort sauvage. Une forêt de hêtres et de sapins en voile les abords. Les parois surplombantes et humides de ce beau rocher dominent le lit pierreux de la Baie de Clarens qui, au travers des branches, fait entendre le murmure de ses eaux écumantes. Les pieds du passant qui erre dans ces parages enfoncent tantôt mollement dans la mousse ou bien glissent sur les aiguilles sèches et brunes tombées des sapins. Ce site prête à la rêverie et a donné lieu à cette légende :
Il advint une fois que la fille d'un des montagnards des environs, du nom de Joliette, fut aimée par Albert de Chaulin, fils d'un riche seigneur du voisinage. Le père de ce jeune homme s'opposait à l'union de ces deux cœurs. Or il arriva que les deux amoureux, guidés un jour par une des bonnes fées de l'endroit, se trouvèrent ensemble dans le bois qui domine le Scex. Jouissant d'un bonheur sans mélange, ils oubliaient l'univers entier. Sous le feuillage, il leur semblait entendre comme une douce voix qui chantait :
Aimez-vous, aimez-vous !
Les moments sont si doux
Quand on dit "Je t'adore."
Aimez-vous car l'amour
Doit s'envoler un jour,
Aimez, aimez encore.
Tout à coup une exclamation de colère retentit au milieu de ce bonheur tranquille. Joliette se serre contre Albert en s'écriant : Protège-moi, on va me tuer !
C'était le baron de Chaulin qui, furieux de voir son fils désobéir à ses ordres, sort d'un taillis, en proférant des menaces de mort. Il montre aux jeunes gens le ravin pour tombeau et finit cependant par donner l'ordre aux hommes qui le suivaient de saisir les amants et de les mettre en lieu sûr. Albert, pâle d'effroi, se place devant Joliette; il dégaine son épée et s'écrie :
-Malheur à qui fera le moindre mal à ma fiancée! Je le tuerai et me tuerai après lui.
Soudain, une voix, la même que tout à l'heure, se mit à chanter dans la forêt :
Halte là donc, mes beaux aiglons,
Arrêtez-vous tous et réglons
L'affaire avec toute justice.
Ce jeune homme aime cette enfant,
Les séparer serait méchant;
Pourquoi donc ce cruel supplice?
Si vous m'en croyez, mon seigneur,
Vous laisserez parler le cœur
Et les marierez tout à l'heure.
Allons, les débats sont finis.
Mes amoureux, soyez unis;
Que chacun aille en sa demeure.
Quelle est donc cette radoteuse? s'écrie le sire de Chaulin. Monsieur le prévôt, je vous l'ordonne, arrêtez la vieille sorcière et pendez-la aujourd'hui même à votre plus haut gibet. Et maintenant, brisons là! Emmenez les captifs. Quand ce rocher pleuvra, mon fils épousera la belle, mais jusque-là, non !
Et le seigneur frappa le rocher du talon de sa botte éperonnée. A ces mots, un cri de surprise s'échappa de toutes les bouches. Le rocher devenait humide; des gouttes d'eau perlaient de toutes parts. Le rocher pleuvait !
Hé! s'écriaient en patois, les archers avec des gestes burlesques, - lu scex que plliau! lu scex que plliau! (Le rocher qui pleut.)
Le baron était stupéfait. Tous les yeux regardaient avec étonnement l'étrange phénomène. Seule la petite vieille souriait. Elle savait tout.
-Qui es-tu donc ? lui demanda le vieillard.
Hé! hé! hé! hé! hé! hé!
Je suis la Fée
De la contrée
Et j'aime voir les gens heureux.
Or, mon doux sire,
Je tiens l'empire
De tous les mortels amoureux
Hé! hé! hé! hé! hé! hé!
La source est vive,
Car elle arrive
Du plus profond de ce rocher.
Hé ! qu'on apprête
Tout pour la fête
Qu'on ne pourra plus empêcher.
Jamais le sire de Chaulin n'avait manqué à sa parole.
Le rocher pleuvait. Quelques jours plus tard, Albert épousait Joliette au milieu de réjouissances magnifiques. Pendant une semaine entière, tout le pays de Montreux fut en liesse.
Dès lors, le rocher « pleut » toujours. Une eau souvent abondante coule sur ses flancs, en fusées de gouttes blanches, irradiées par les rayons du soleil. Les gradins naturels qui conduisent dans la caverne sont tapissés de fougères à grandes feuilles, d'anémones, de plantes de marais, dont le feuillage vert et luisant pend le long des ruisselets qui coulent entre les rocs saillants. En hiver, de longs glaçons décorent ses parois.