[…] Richarde était fille du comte de Nordgau, qui vivait en Alsace au neuvième siècle. Ses vastes domaines, qui couvraient tout le val d’Eléon, aujourd’hui vallée d’Andlau, en faisaient un seigneur riche et puissant. Aussi Richarde fut-elle recherchée de bonne heure en mariage par les plus nobles du pays. Il est vrai que, à sa haute origine, elle joignait des qualités supérieures qui la faisaient distinguer entre toutes ses compagnes : intelligence, jugement droit, brillante imagination, tout était réuni en elle; elle parlait et écrivait le latin avec une grande facilité; ajoutez à cela les qualités du cœur et la beauté de la femme, et vous aurez une véritable perfection.
Son intention était de se vouer au culte de Dieu, en se retirant au Hauhenbürg, dans l’abbaye fondée par [sainte] Odile; mais il se présenta tout à coup un prétendant que ni Richarde, ni ses parents, n’osèrent refuser : ce prétendant, c’était Charles-le-Gros, empereur d’Allemagne et d’Italie. Leur union fut célébrée l’an 862, et les deux époux furent sacrés à Rome par le pape Jean VIII.
Les commencements de ce mariage furent d’abord très heureux, grâce aux bons conseils de Richarde, dont la sagesse s’imposait au gouvernement de son trop faible époux: mais les dissensions intérieures ne tardèrent pas à émousser l’énergie de cette vaillante femme, et à lui rendre la couronne bien lourde à porter. Son père étant mort dans l’intervalle, Richarde, en fille reconnaissante, désireuse de lui élever un monument digne de sa mémoire, se retira au monastère de Hauhenbürg. Là, dans une profonde solitude, elle passait son temps à prier pour l’âme du défunt. Un jour, dit la légende, elle eut une vision ; elle entendit une voix lui dire : « Descends jusqu’au bas de la montagne, gagne le domaine que t’a légué ton père, et là, où tu rencontreras une ourse grattant la terre, là, tu construiras un monastère. » Richarde s’empressa de mettre cet ordre mystérieux à exécution. Arrivée au val d’Eléon elle rencontra effectivement une ourse, avec ses petits. On prétend que la jeune impératrice passa la nuit tout entière en prières sur la place indiquée.
De nos jours, on voit encore, dans la crypte de l’abbaye, une cavité que l’on croit être celle creusée par les animaux. Le lendemain, sans perdre de temps, Richarde communique son projet à Charles, qui lui donne son consentement; et aussitôt une armée d’ouvriers se met à l’oeuvre. Le monastère achevé, il reçut une dotation royale et fut destiné aux vierges nobles, qui, redoutant les dangers et les vanités du monde, cherchaient un asile sûr et tranquille. Il fut bien vite peuplé : les plus illustres familles d’Alsace tinrent à honneur d’y faire entrer leurs filles. Il fallait faire preuve de seize quartiers de noblesse sans mésalliance. L’impératrice elle-même se mit à la tête de son abbaye, elle en composa tous les statuts, tant pour le gouvernement temporel que spirituel. Je n’entrerai pas dans tous les détails de ces statuts; qu’il suffise au lecteur de savoir que la règle était loin d’être sévère. La question du bien-être matériel des jeunes chanoinesses était largement prévue. Chacune avait son appartement, sa chambrière : la musique, la danse, la poésie, les promenades en voiture entraient dans le programme, aussi bien que les oeuvres de piété et de bienfaisance. Aucuns vœux n’étaient prononcés; elles pouvaient rentrer dans leur famille quand bon leur semblait.
En un mot, le but de Richarde était de rendre, aux nobles jeunes filles qui venaient chercher un refuge dans son monastère, la vie aussi agréable que possible. Grâce à la richesse de la dotation, le chapitre n’avait rien à se refuser, tout en pratiquant largement les œuvres pies. Après avoir réglé toute son institution, Richarde partit pour Rome, pour la soumettre à l’approbation du pape. Pendant ce temps, les facultés intellectuelles de Charles-le-Gros, aussi bien que sa santé, déclinaient journellement. Préoccupé de l’idée de mourir sans héritiers légitimes, il avait adopté Louis III, fils d’Ermangarde et de Boson, roi de Provence. Les seigneurs allemands, exaspérés de la présence de ce prince étranger, profitèrent de l’absence de Richarde pour former un complot qui avait pour but de détrôner Charles-le-Gros. Pour cela il fallait éloigner le chancelier Luitward qui tenait les rênes du gouvernement, et en même temps perdre Richarde dans l’esprit du roi. Parmi les conjurés se trouvait un mont de Souabe, nommé le chevalier Rouge, qui, dévoré d’envie et de jalousie, cherchait à utiliser tous les moyens pour arriver au pouvoir. L’occasion se présenta au retour de Richarde. Luitward, en sa qualité l’évêque, portait suspendue à son cou une croix précieuse que Richarde lui avait apportée de Rome. Un jour, dit la chronique, Richarde, désireuse de vénérer cette sainte relique, la prit dans ses mains et la baisa avec respect. Il n’en fallait pas davantage; le chevalier rouge, qui vit cela, saisit avec empressement cette circonstance pour perdre à la fois l’évêque et l’impératrice. Ils furent accusés tous deux d’adultère. Charles, dont la faiblesse est connue, commença par chasser ignominieusement Luitward, dépouillé de tout, et convoqua ensuite une assemblée de grands, devant laquelle il fit comparaître Richarde. Il déclara solennellement qu’il l’avait toujours laissée vierge, et que, si elle était réellement innocente du crime dont elle était accusée, elle devait s’en référer au jugement de Dieu. Richarde accepta le défi et choisit l’épreuve du feu. Ici nous entrons dans le miracle, et le naïf chroniqueur qui relate cet événement est lui-même victime de sa bonne foi.
Le jour fixé, raconte-t-il, l’impératrice, après avoir jeté son gant à l’empereur, qui le ramassa, se retira un instant hors de l’assemblée pour revêtir une robe de soie blanche enduite de cire. Il faut plutôt croire que, pour en imposer à ces esprits ignorants et brutaux qui l’entouraient, elle était allé revêtir une robe d’amiante préparée à l’avance.
Ce n’est pas que je suspecte en quoi que ce soit l’innocence de Richarde, au contraire, mais je suis persuadé que, intelligente comme elle l’était, elle avait compris que le petit subterfuge qu’elle se permettait pouvait seul la sauver. Aussi, qu’arriva-t-il? On chercha vainement à mettre le feu à la robe. Dieu protégeait miraculeusement son innocence. Entièrement justifiée, elle annonça à l’empereur qu’elle quittait le monde pour toujours et qu’elle se retirait au monastère d’Andlau. Charles ne tarda pas à expier durement sa faiblesse et son injustice. Détrôné quelque temps après, il alla mourir misérablement à l’abbaye de Reichenau, où il avait été recueilli par charité par ce même Luitward, qu’il avait chassé autrefois. Richarde trouva, dans sa paisible abbaye, une douce quiétude, après la vie pleine de péripéties qu’elle avait eue. Visiter les pauvres, veiller les malades, consoler les malheureux, telles furent les occupations de cette impératrice infortunée, pendant qu’à l’intérieur elle gouvernait ses chères sœurs avec bonté, douceur et indulgence, plus sévère pour elle que pour les autres. Elle mourut à l’âge de 42 ans, entourée de son chapitre et regrettée de tous.
Le monastère subsista jusqu’en 1793, époque à laquelle la Terreur en dissémina toutes les habitantes, pendant que les biens étaient confisqués et les bâtiments pillés et brûlés. Sur les ruines qui restaient, on a construit, en 1850, un hôpital. S’il n’y a plus de princesse-abbesse, ni de chanoinesses aux seize quartiers de noblesse, il y a encore des sœurs de charité qui se dévouent pour les malades et les malheureux. Andlau est resté, néanmoins, un lieu de pèlerinage très fréquenté. Il est vrai que la beauté du site et la pureté du climat y sont pour quelque chose.