La légende de Notre-Dame-à-Mars [Rimogne (Ardennes)]

Publié le 14 janvier 2023 Thématiques: Accouchement , Âme , Diable , Diable roulé , Enfant , Innondation , Maire | Bailli , Messe , Origine d'une tradition , Pacte avec le Diable , Ruse , Ville ,

Eglise Saint-Brice
Tinodela, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Meyrac Albert / Traditions, légendes et contes des Ardennes (1890) (3 minutes)
Lieu: Eglise de Rimogne / Rimogne / Ardennes / France

A une époque éloignée, très éloignée, il y a de cela plusieurs siècles, l'hiver fut, dans les Ardennes, horriblement glacial. Pendant trois mois, la neige tomba sans discontinuer, puis le froid ayant encore sévi plus rigoureusement, la terre se couvrit d'une épaisse couche blanche, glissante et dure, si bien que, de mémoire d'homme, on n'avait vu pareil verglas. Or, mars étant arrivé et la température se radoucissant, les neiges se fondirent au premier soleil.  La Meuse et tous ses affluents débordèrent. Champs, prairies, bois et aussi maints villages disparurent sous les eaux ; les ponts furent emportés, et sur cette immense nappe liquide, s'étendant à perte de vue, flottaient, pêle-mêle, arbres déracinés, maisons enlevées et, hélas ! de nombreux cadavres, bien des personnes s'étant laissé surprendre par l'inondation. La consternation fut générale. Les communications étaient interrompues, toutes les provisions étaient chariées par les flots, et ceux qui ne se noyaient pas risquaient ainsi de mourir de faim.

Or, au plus fort de cette calamité, il se passa un fait extraordinaire. Une nuit, à la même heure et dans chacun des villages menacés ou submergés, chaque bailli fut réveillé par un bruit extraordinaire, terrible. Et au même moment, leur apparaissait un personnage dont la figure, le cou, les mains et les pieds, restés à nu, étaient noirs, mais d'un noir gras comme de la suie, et couverts de poils longs, rudes; de grandes griffes lui servaient d'ongles. Sur la tête, deux cornes aiguës et, au bout de son échine, une queue balayant la terre, ou mieux, battant l'eau. 

Et comme, naturellement, les baillis restaient, à cette apparition, frappés de stupeur, ce personnage mystérieux qui se présentait en même temps dans tous les villages, dit à voix haute, partout et au même instant : — N'ayez aucune crainte, je ne viens pas pour vous faire du mal; au contraire, je viens vous sauver. Si l'inondation continue, les Ardennes sont perdues. Vos femmes, vos enfants, vos maisons, vos bestiaux seront emportés par les eaux ; vous serez noyés et, si vous n'êtes pas noyés, vous mourrez de faim. Il ne tient qu'à moi de conjurer ce désastre. Donc, voulez-vous que d'ici demain vos champs soient aussi secs que s'il n'avait pas plu depuis une année ? Voulez-vous que tous vos ponts soient reconstruits, que vos maisons qu'ont dispersées les eaux se retrouvent, demain matin, à la même place, garnies de tous leurs meubles, munies de toutes les provisions qu'elles contenaient? Faut-il encore vous garantir que de cent ans, au moins, les Ardennes ne seront pas inondées?

— Qui êtes-vous donc, vous qui nous promettez le salut? demandèrent alors, et toujours au même instant, tous les baillis. — Le diable ! le diable en personne et le plus puissant de tous les démons : je suis Belzébuth ! — Soit ! mais quelles seront les conditions du marché ? — Oh! pas grand'chose ! C'est bientôt Notre-Dame-à-Mars, je veux l'âme de tout enfant qui, ce jour-là, naîtra entre messe et vêpres. — Marché conclu, répondirent tous à la fois et au même instant les baillis, qui pensèrent, sans doute, à part eux : Nous n'avons pas à marchander en présence du fléau qui nous menace; et d'ailleurs, peut-être, ce jour-là, ne naîtra-t-il aucun enfant entre messe et vêpres. Après tout, à la grâce de Dieu ; sauvons d'abord le pays.

Et, le lendemain, quand se leva le soleil, jamais les Ardennes n'avaient été si verdoyantes, jamais on n'avait vu de plus beaux ponts et d'aussi solides, jamais dans les villages, inondés hier encore, maisons plus fraîches, plus pimpantes ; la Meuse, entre ses rives, coulait tranquille, et sur les routes, un vent frais soulevait de petits nuages de poussière. On s'imagine l'étonnement, la stupéfaction de tous; mais aussi, la douleur des mères attendant leur  délivrance prochaine, quand elles surent à quel prix les eaux s'étaient retirées.

Hélas! n'avait-il pas fallu courir au plus pressé! Or, maintenant que le danger était conjuré, n'avait-on pas, jusqu'au jour de Notre-Dame-à-Mars, le temps d'aviser, de trouver le moyen d'éluder la parole donnée ? On s'assembla, on discuta, on épilogua, on ergota, et personne, même les plus avisés, dans chaque village, ne trouvait. On désespérait déjà, lorsqu'un vieux curé malin s'étant levé, car partout on se tenait quasi en séance permanente, dit : — Mes très chers frères, il faut, avant tout, être honnête, même avec le diable. Il a notre parole, nous avons promis, nous devons nous exécuter. Il a voulu l'àme de tous les enfants qui, le jour de Notre-Dame-à-Mars, naîtraient entre messe et vêpres ; eh bien ! donnons-les lui et qu'il n'ait rien à nous reprocher. Seulement, rien ne nous empêchera de chanter vêpres tout aussitôt après la messe dite. Qui sera bien attrapé ? ce sera messire Satan !

Ce qui fut dit fut fait. Et c'est depuis cette époque que dans quelques communes des Ardennes — notamment dans le pays de Rimogne — on a, de nos jours encore, conservé l'usage de chanter vêpres tout aussitôt après la messe dite, quand arrive Notre-Dame-à-Mars qui tombe le 25 mars, jour de l'Annonciation.


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