Un jour de l'an 1538, un chevalier entièrement armé chevauchait sur le chemin allant du village du Chastelet au monastère de Juniville ; et ce sont ces doux pays, comme chacun sait, dans notre belle province de Champagne. Et laissant marcher son destrier à sa guise, le bon seigneur se disait à lui-même. « Holà ! Holà ! Pourquoi ne suis-je pas dans un bon château à cette heure, près d'un beau feu de bois, me réchauffant les jambes avec une jolie demoiselle, qui m'aurait déjà donné huit ou dix rejetons au moins. Mais je ne suis pas découragé pour autant et je pense pouvoir encore engendrer des enfants comme aucun étalon. Cependant, n'ayant pour tout fief que ma bonne épée, mon heaume et mon destrier, je suis rejeté par les nobles demoiselles, les riches seigneurs et je me vois préférer une meute de chiens maudits, pleins d'écus brillant au soleil, ne me regardant même pas comme un âne apprécie un bon caillou. Eh ! messieurs aux écus ! Que de belles batailles adviennent, que des mécréants apparaissent parmi vous, que je vous vois enfiler vos chausses de peur et crier "grâce à tous" ! »
Et disant cela, le pauvre diable mâchait son pourpoint de dépit, car croyez que c'est une chose très déplaisante pour un homme honnête que de se voir mépriser par manque d'argent.
Comme, ruminant ces choses, le chevalier continuait son chemin, voici qu'il entendit derrière lui un grand bruit de chevauchée puis, se retournant un peu, il vit un beau et puissant moine tout rubicond de joie et de bonne chère, élégamment chevauchant sur une belle mule blanche d'Espagne et suivi de nobles dames, d'écuyers et valets : « Bien, dit notre homme, voici un porc de monastère et ses truies ; je ne m'écarterai pas du chemin ; Nicolas, tu passeras outre si tu peux ».
Croyez que le bon soldat disait méchamment, non qu'il fût hérétique, mais l'ennui de sa mauvaise fortune le faisait chercher des querelles pour se séparer rapidement de notre demeure terrestre.
Alors, il plaça son destrier droit au milieu du chemin, feignant de ne pas entendre les "Ho ! Ho" ! des gens d'armes et les patapan, patapan, rapatapan des chevaux. Ce que voyant, cria un gros archer qui précédait la mule canonique « Fût-ce le diable lui-même, ce discourtois chevaucheur, je vais, monsieur l'abbé, vite lui ôter les tripes du ventre pour en faire des andouilles et des boudins pour chiens. Eh ! Hé ! chien là-bas, vite écarte-toi du chemin de Monseigneur ou sauve ta tête ». Et disant cela, il fonça droit sur le chevalier. Mais notre pèlerin n'était pas sourd et, voyant venir l'archer, l'épée à la droite, fit tout soudain volte-face et comme par hasard ou autrement, tenant sa lance en arrêt, le pauvre archer fut empalé droit comme une oie grasse dans la cuisine. « Ramasse ton âme, mon compagnon, dit le chevalier et porte-la à monsieur l'abbé ton maître de la part de Louis de Juniville, chevalier français ».
L'abbé, ayant vu la déconfiture de son archer ainsi vilainement tué, se mit en grande colère et voulut crier sur le malandrin ; mais Louis de Juniville ne lui en laissa pas le temps, car fonçant droit sur lui, il le jeta bas de sa mule comme un porc, puis, d'estoc et de taille, s'escrima sur l'escorte sans crier garde, tout en épargnant les dames, car il était galant à l'occasion. Ce voyant, les valets et deux ou trois hommes d'armes s'enfuirent, ne trouvant pas bon de laisser leur peau entre les mains d'un guerrier si redoutable, et coururent à travers champs jusqu'au pays le plus proche où ils se cachèrent sous la paille, disant à tous que le diable, sur la route d'Alincourt, était en train de vider les tripes de Monsieur Jacques de Juniville, premier du chapitre de Notre-Dame de Rethel en Champagne. Entendant cela, les bons villageois fermèrent leurs portes et firent de nombreux signes de croix, craignant de voir arriver Messire Satan.
Pendant ce temps, laissant les dames évanouies sur le champ, le chevalier courut vers l'abbé qui gémissait assis par terre, ayant la bouche horriblement endommagée par la perte notable de deux dents et une énorme bosse au front. Alors, lui tendant la main, Louis dit : « Grâce soit rendue à Dieu, seigneur prêtre, que votre ventre ait seulement heurté mon gantelet et non la pointe de ma lance ; sinon, vous seriez maintenant comme une grenouille estropiée. Je suis désolé pour votre malheur, mais la faute en revient à ce chien discourtois qui gît là-bas le ventre en l'air. S'il ne m'avait pas dit mille insultes, je ne lui aurais pas enfoncé ma lance dans le corps et ainsi je ne me serais pas mis en colère contre votre compagnie. Or donc, voyant que l'affaire est finie, serrez là, monsieur ; aussi bien suis-je noble et chevalier, car je me nomme Louis de Juniville.
À ces mots, l'abbé ouvrit de grands yeux - et cessant de se gratter les démangeaisons dit : « Quoi ! Vous croyez vous moquer après vos méfaits d'un homme de Dieu ; je vais vous faire jeter en prison, malandrin que vous êtes et blasphémateur du Diable. Osez seulement dire encore que vous êtes Louis de Juniville, et je vais vous donner une bonne leçon tout de suite.
Tout doux, monsieur, répondit le chevalier, j'ai dit la pure vérité et trouve un peu mauvaises vos injures : si vous ne me croyez pas, je suis ici pour vous prouver sur votre dos toute ma descendance depuis Jacques de Juniville, mon premier ancêtre, qui descendait en ligne bâtarde du roi Balthazar de Babylone, jusqu'à moi, le dernier de ma race, par la mort d'un de mes frères tué on ne sait où.. Je commence, » Et le chevalier allait frapper dur, quand se levant le moine lui sauta au cou disant : « Par le vrai Dieu, quel jour heureux, je suis ton frère Jacques, je ne suis pas mort.
Mais fronçant les sourcils, Louis donna une claque disant : « Voilà autre chose ! Ce vieux débauché de moine du Diable veut me faire croire que des vessies sont des lanternes et qu'il est mon frère, mort depuis longtemps déjà ; allez vite, moine, je vois là-bas une lance ; prends-la dans ta main droite et défends ta vie car aussi vrai que Dieu m'entend, je vais te montrer qu'un Juniville ne pense pas être battu par aucun sur terre sauf par un Juniville, comme il apparaît dans mon histoire que Gédéon de Juniville ayant querelle avec Gontran de Juniville, son neveu, les deux champions luttèrent trois jours sans boire ni manger, sans aucun repos - et que - au matin du quatrième, il ne restait du neveu que la partie supérieure gauche et à l'oncle seulement le bout du nez et encore ils se cherchaient ces deux désespérés ; il fut jugé que manifestement le neveu était vaincu, vu qu'il n'avait sauvé qu'une côte, partie moins noble que le nez qui appartient au visage.
Certes, mais, dit l'abbé, je veux bien faire, mais en premier lieu, venez, Monsieur, avec moi à mon château de Rethel : là je vous montrerai ce que vous avez dit et aussi l'arbre généalogique de notre lignée. Puis, si vous doutez encore, et êtes prêt à invoquer l'épreuve de Dieu, moi, bien que moine, je me battrai volontiers contre vous et vous assure que je vous battrai, mon frère.
Ainsi va-t-il, répondit Louis, montez sur votre mule pendant que je vais aider ces pauvres dames ; nous serons bientôt, je pense, dans votre demeure car j'ai grand appétit : en vérité, la lutte m'a complètement réchauffé et vidé les parties internes de mon corps. » Alors, la procession se mit en route, Louis et l'abbé menant la marche, les dames suivant mais de loin, craignant le pauvre malheureux chevalier irascible qu'elles détestaient plus que le Diable.
Et une fois au château, les cavaliers arrivés, l'abbé fit servir de magnifiques rôtis de gibier champenois et de jolies cruches de vin de la montagne de Reims pour honorer, disait-il, son bon frère retrouvé après tant d'années d'oubli et de misère. Croyez que plus de soixante bouteilles furent vidées d'affilée et que nos deux frères (car ainsi était-il, comme vous allez voir) ne pensaient plus à se battre. Aussi, quand un écuyer apporta les parchemins sur lesquels était écrit la lignée et que Louis eut habilement fait l'explication des écussons et armoiries, l'abbé se leva et devant tous raconta le merveilleux retrouvaillement de deux frères qui se croyaient être morts, et il fit mention du désir de Louis d'avoir recours à l'épreuve de Dieu.
Mais le bon chevalier, tout en pleurant, lui donna l'accolade disant qu'il était bien son frère et qu'il ne ferait pas de lutte sacrilège contre son propre sang. Puis, il se remit à table et but encore vingt bouteilles.
Dom Jacques offrit à son frère de lui donner logis dans le château et de finir sa vie dans le confort et la bonne nourriture : ce que Louis accepta volontiers, tout ébahi de tant de bonnes et belles choses, et puis il était convenable de rester près de son sang.
Mais le Diable, toujours jaloux du bonheur des humains, pensa tout renverser. Monseigneur Barbapiatole, qui à cette époque était l'évêque suzerain de Reims, ayant entendu parler de l'affrontement sur le chemin d'Alincourt et de la déconfiture de l'abbé de Rethel, ordonna à Messire Jacques de lui livrer Louis pour lui faire subir une terrible justice. L'abbé dit à l'évêque que le chevalier était son frère, que par ignorance de leur lien de parenté, il avait reçu de nombreux coups, mais qu'ensuite la lumière avait été faite et que le bon soldat vivait bien gentiment avec lui. L'évêque, qui était un homme fort méchant, ne voulut rien entendre et comme l'abbé de Rethel refusait de livrer son frère, l'évêque le chassa de son monastère. Ce que voyant, les deux frères quittèrent Notre-Dame et s'en allèrent dans le pays proche. Et lorsque, après la mort de Messire Barbapiatole, mort d'une vile maladie huit mois plus tard, ils furent libres. Ils allèrent fonder le monastère de Juniville qui dura jusqu'en l'an 1783, année durant laquelle des mécréants le détruisirent entièrement. Jacques de Juniville mourut de sa belle mort en l'an 1578, regretté de son frère et de ses moines.
Louis, qui avait pris l'habit monastique, lui succéda et rendit son âme à Dieu quatre ans plus tard ; comme il est indiqué par une pierre tombale trouvée dans les ruines du monastère, dont une partie fut dérobée par un Anglais. Cette pierre décrit les vertus des deux frères de Juniville. L'autre partie repose encore aujourd'hui dans le village de Juniville, sur le mur de l'étable d'un marchand de fourrures et de blé nommé Petit, où chacun peut la voir s'il le souhaite.