La légende du monastère de Juniville [Juniville, Rethel (Ardennes)]

Publié le 4 avril 2024 Thématiques: Abbaye | Monastère , Château , Combat , Famille , Frères , Fuite , Moine , Mort , Noblesse , Origine , Réconciliation , Rentrer dans les ordres ,

Château de Rethel
Château de Rethel. Source G.Garitan, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Fabien / Monde Légendaire (2024) (7 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Abbaye de Juniville (disparue) / Juniville / Ardennes / France
Lieu: Château de Rethel (traces) / Rethel / Ardennes / France

Un jour de l'an 1538, un chevalier entièrement armé chevauchait sur le chemin allant du village du Chastelet au monastère de Juniville ; et ce sont ces doux pays, comme chacun sait, dans notre belle province de Champagne. Et laissant marcher son destrier à sa guise, le bon seigneur se disait à lui-même. « Holà ! Holà ! Pourquoi ne suis-je pas dans un bon château à cette heure, près d'un beau feu de bois, me réchauffant les jambes avec une jolie demoiselle, qui m'aurait déjà donné huit ou dix rejetons au moins. Mais je ne suis pas découragé pour autant et je pense pouvoir encore engendrer des enfants comme aucun étalon. Cependant, n'ayant pour tout fief que ma bonne épée, mon heaume et mon destrier, je suis rejeté par les nobles demoiselles, les riches seigneurs et je me vois préférer une meute de chiens maudits, pleins d'écus brillant au soleil, ne me regardant même pas comme un âne apprécie un bon caillou. Eh ! messieurs aux écus ! Que de belles batailles adviennent, que des mécréants apparaissent parmi vous, que je vous vois enfiler vos chausses de peur et crier "grâce à tous" ! »

Et disant cela, le pauvre diable mâchait son pourpoint de dépit, car croyez que c'est une chose très déplaisante pour un homme honnête que de se voir mépriser par manque d'argent.

Comme, ruminant ces choses, le chevalier continuait son chemin, voici qu'il entendit derrière lui un grand bruit de chevauchée puis, se retournant un peu, il vit un beau et puissant moine tout rubicond de joie et de bonne chère, élégamment chevauchant sur une belle mule blanche d'Espagne et suivi de nobles dames, d'écuyers et valets : « Bien, dit notre homme, voici un porc de monastère et ses truies ; je ne m'écarterai pas du chemin ; Nicolas, tu passeras outre si tu peux ».

Croyez que le bon soldat disait méchamment, non qu'il fût hérétique, mais l'ennui de sa mauvaise fortune le faisait chercher des querelles pour se séparer rapidement de notre demeure terrestre.

Alors, il plaça son destrier droit au milieu du chemin, feignant de ne pas entendre les "Ho ! Ho" ! des gens d'armes et les patapan, patapan, rapatapan des chevaux. Ce que voyant, cria un gros archer qui précédait la mule canonique « Fût-ce le diable lui-même, ce discourtois chevaucheur, je vais, monsieur l'abbé, vite lui ôter les tripes du ventre pour en faire des andouilles et des boudins pour chiens. Eh ! Hé ! chien là-bas, vite écarte-toi du chemin de Monseigneur ou sauve ta tête ». Et disant cela, il fonça droit sur le chevalier. Mais notre pèlerin n'était pas sourd et, voyant venir l'archer, l'épée à la droite, fit tout soudain volte-face et comme par hasard ou autrement, tenant sa lance en arrêt, le pauvre archer fut empalé droit comme une oie grasse dans la cuisine. « Ramasse ton âme, mon compagnon, dit le chevalier et porte-la à monsieur l'abbé ton maître de la part de Louis de Juniville, chevalier français ».

L'abbé, ayant vu la déconfiture de son archer ainsi vilainement tué, se mit en grande colère et voulut crier sur le malandrin ; mais Louis de Juniville ne lui en laissa pas le temps, car fonçant droit sur lui, il le jeta bas de sa mule comme un porc, puis, d'estoc et de taille, s'escrima sur l'escorte sans crier garde, tout en épargnant les dames, car il était galant à l'occasion. Ce voyant, les valets et deux ou trois hommes d'armes s'enfuirent, ne trouvant pas bon de laisser leur peau entre les mains d'un guerrier si redoutable, et coururent à travers champs jusqu'au pays le plus proche où ils se cachèrent sous la paille, disant à tous que le diable, sur la route d'Alincourt, était en train de vider les tripes de Monsieur Jacques de Juniville, premier du chapitre de Notre-Dame de Rethel en Champagne. Entendant cela, les bons villageois fermèrent leurs portes et firent de nombreux signes de croix, craignant de voir arriver Messire Satan.

Pendant ce temps, laissant les dames évanouies sur le champ, le chevalier courut vers l'abbé qui gémissait assis par terre, ayant la bouche horriblement endommagée par la perte notable de deux dents et une énorme bosse au front. Alors, lui tendant la main, Louis dit : « Grâce soit rendue à Dieu, seigneur prêtre, que votre ventre ait seulement heurté mon gantelet et non la pointe de ma lance ; sinon, vous seriez maintenant comme une grenouille estropiée. Je suis désolé pour votre malheur, mais la faute en revient à ce chien discourtois qui gît là-bas le ventre en l'air. S'il ne m'avait pas dit mille insultes, je ne lui aurais pas enfoncé ma lance dans le corps et ainsi je ne me serais pas mis en colère contre votre compagnie. Or donc, voyant que l'affaire est finie, serrez là, monsieur ; aussi bien suis-je noble et chevalier, car je me nomme Louis de Juniville.

À ces mots, l'abbé ouvrit de grands yeux - et cessant de se gratter les démangeaisons dit : « Quoi ! Vous croyez vous moquer après vos méfaits d'un homme de Dieu ; je vais vous faire jeter en prison, malandrin que vous êtes et blasphémateur du Diable. Osez seulement dire encore que vous êtes Louis de Juniville, et je vais vous donner une bonne leçon tout de suite.

Tout doux, monsieur, répondit le chevalier, j'ai dit la pure vérité et trouve un peu mauvaises vos injures : si vous ne me croyez pas, je suis ici pour vous prouver sur votre dos toute ma descendance depuis Jacques de Juniville, mon premier ancêtre, qui descendait en ligne bâtarde du roi Balthazar de Babylone, jusqu'à moi, le dernier de ma race, par la mort d'un de mes frères tué on ne sait où.. Je commence, » Et le chevalier allait frapper dur, quand se levant le moine lui sauta au cou disant : « Par le vrai Dieu, quel jour heureux, je suis ton frère Jacques, je ne suis pas mort.

Mais fronçant les sourcils, Louis donna une claque disant : « Voilà autre chose ! Ce vieux débauché de moine du Diable veut me faire croire que des vessies sont des lanternes et qu'il est mon frère, mort depuis longtemps déjà ; allez vite, moine, je vois là-bas une lance ; prends-la dans ta main droite et défends ta vie car aussi vrai que Dieu m'entend, je vais te montrer qu'un Juniville ne pense pas être battu par aucun sur terre sauf par un Juniville, comme il apparaît dans mon histoire que Gédéon de Juniville ayant querelle avec Gontran de Juniville, son neveu, les deux champions luttèrent trois jours sans boire ni manger, sans aucun repos - et que - au matin du quatrième, il ne restait du neveu que la partie supérieure gauche et à l'oncle seulement le bout du nez et encore ils se cherchaient ces deux désespérés ; il fut jugé que manifestement le neveu était vaincu, vu qu'il n'avait sauvé qu'une côte, partie moins noble que le nez qui appartient au visage.

Certes, mais, dit l'abbé, je veux bien faire, mais en premier lieu, venez, Monsieur, avec moi à mon château de Rethel : là je vous montrerai ce que vous avez dit et aussi l'arbre généalogique de notre lignée. Puis, si vous doutez encore, et êtes prêt à invoquer l'épreuve de Dieu, moi, bien que moine, je me battrai volontiers contre vous et vous assure que je vous battrai, mon frère.

Ainsi va-t-il, répondit Louis, montez sur votre mule pendant que je vais aider ces pauvres dames ; nous serons bientôt, je pense, dans votre demeure car j'ai grand appétit : en vérité, la lutte m'a complètement réchauffé et vidé les parties internes de mon corps. » Alors, la procession se mit en route, Louis et l'abbé menant la marche, les dames suivant mais de loin, craignant le pauvre malheureux chevalier irascible qu'elles détestaient plus que le Diable.

Et une fois au château, les cavaliers arrivés, l'abbé fit servir de magnifiques rôtis de gibier champenois et de jolies cruches de vin de la montagne de Reims pour honorer, disait-il, son bon frère retrouvé après tant d'années d'oubli et de misère. Croyez que plus de soixante bouteilles furent vidées d'affilée et que nos deux frères (car ainsi était-il, comme vous allez voir) ne pensaient plus à se battre. Aussi, quand un écuyer apporta les parchemins sur lesquels était écrit la lignée et que Louis eut habilement fait l'explication des écussons et armoiries, l'abbé se leva et devant tous raconta le merveilleux retrouvaillement de deux frères qui se croyaient être morts, et il fit mention du désir de Louis d'avoir recours à l'épreuve de Dieu.

Mais le bon chevalier, tout en pleurant, lui donna l'accolade disant qu'il était bien son frère et qu'il ne ferait pas de lutte sacrilège contre son propre sang. Puis, il se remit à table et but encore vingt bouteilles.

Dom Jacques offrit à son frère de lui donner logis dans le château et de finir sa vie dans le confort et la bonne nourriture : ce que Louis accepta volontiers, tout ébahi de tant de bonnes et belles choses, et puis il était convenable de rester près de son sang.

Mais le Diable, toujours jaloux du bonheur des humains, pensa tout renverser. Monseigneur Barbapiatole, qui à cette époque était l'évêque suzerain de Reims, ayant entendu parler de l'affrontement sur le chemin d'Alincourt et de la déconfiture de l'abbé de Rethel, ordonna à Messire Jacques de lui livrer Louis pour lui faire subir une terrible justice. L'abbé dit à l'évêque que le chevalier était son frère, que par ignorance de leur lien de parenté, il avait reçu de nombreux coups, mais qu'ensuite la lumière avait été faite et que le bon soldat vivait bien gentiment avec lui. L'évêque, qui était un homme fort méchant, ne voulut rien entendre et comme l'abbé de Rethel refusait de livrer son frère, l'évêque le chassa de son monastère. Ce que voyant, les deux frères quittèrent Notre-Dame et s'en allèrent dans le pays proche. Et lorsque, après la mort de Messire Barbapiatole, mort d'une vile maladie huit mois plus tard, ils furent libres. Ils allèrent fonder le monastère de Juniville qui dura jusqu'en l'an 1783, année durant laquelle des mécréants le détruisirent entièrement. Jacques de Juniville mourut de sa belle mort en l'an 1578, regretté de son frère et de ses moines.

Louis, qui avait pris l'habit monastique, lui succéda et rendit son âme à Dieu quatre ans plus tard ; comme il est indiqué par une pierre tombale trouvée dans les ruines du monastère, dont une partie fut dérobée par un Anglais. Cette pierre décrit les vertus des deux frères de Juniville. L'autre partie repose encore aujourd'hui dans le village de Juniville, sur le mur de l'étable d'un marchand de fourrures et de blé nommé Petit, où chacun peut la voir s'il le souhaite.

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Source: de Launay, H. (Dr) / La Tradition (1890) (7 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Abbaye de Juniville (disparue) / Juniville / Ardennes / France
Lieu: Château de Rethel (traces) / Rethel / Ardennes / France

Ung iour de l'an mil et cinq cent trente huict, ung chebvalier armé de toutes pièces chevaulchoyt dessus le chemyn allant du villaige du Chastelet au moustier de Juniville; et sont ces doulx pays, comme ung chacun sçayt, en nostre belle province de Champaigne. Et tout lairrant marchier son destrier à sa guise disoyt en soy-même le bon syre. « Holos! Holos! que ne suys-ie en ung bon chastel à ceste heure, prouche ung bel feu de boys, me reschauffant les grefves ensemblement avec une gente damoyselle, laquelle m'auroit déà baillé huict ou dix reiectons pour le moyns. Ains poinct ne suys desconfict par trop et puis ie cuyde fayre encore pastée d'enfancts comme pas ung estalon. Voyre, mays, ne aïant pour tout fief que ma bonne espée, mon heaulme et mon destrier, en tous coins de la terre suys reiecté des nobles damoyselles, des riches seigneurs et ie me voys prefferer ung tas de chyens mauldicts, pleins d'escuz sonnans au soleil, tant poinct seulement me reguardans qu'ung asne prise de bon ung caillou. Ohé, messyres aux escuz! que belles batailles adviennent, que mescréans paroissent emmy vous, que ie vous voys embrenans vos chausses de frays et cryant à tous mercy! »

Et ce dysant, le bon paoure dyable mangyoit son pourpoinct de despit, car cuydez que ce est chouse moult déplaysante à homme honneste que de soy veoir despriser par deffault d'argent.

Comme, ruminant ces chouses, alloyt touiours le chebvalier son chemyn, vecy que il oyt darrière luy grand bruyt de chevaulchée lors soy tornant ung petit, il veyt un beau puyssant moyne tout rubicond de ioye et de bonne chyère, gentement cavalcadant dessus belle mulle blanche d'Espaigne et ensuyvi de nobles dames, d'escuyers et varletz: « Bon, dict nostre homme, vecy un pourceau de moustier et ses truyes; poinct ne me ousteray du chemin ; Nicholas, tu passeras oultre si tu peux ›.

Cuydez que le bon soudard ains meschantement dysoit, non que il fust hérectique, mays l'ennuy de sa male fortune luy faysoit cherchier horions pour soy vistement despartir de nostre terrienne demoure.

Adoncques, meyt-il son destrier droict emmy le chemyn, foysant mine de ne poinct oyr les Ho! Ho! des gens d'armes et les patapan, patapan, rapatapan des chevaulx. Ce que véant crya ung gros archyer qui précedoyt la mule canonique « Feust-il le dyable mesme cestuy discourtoys. chevaulcheur, ie vais, messyre l'abbé, tost luy tollir les trippes du ventre pour en fayre andoilles et boudins de chyens. Hé! Hó! chyen là-bas, vistement tire-toy du chemin de Monseigneur ou ensaulve ta teste ». Et soy dysant picqua droict sus le chebvalier. Mays poinct ne estoit sourd d'oreilles nostre peregrin qui d'ung coin de l'œil véant accourir l'archyer, le bracquemard à la dextre, feyt tout soubdayn volte et comme par hasard ou aultrement il tenoyt sa lance en arrest, le paoure archyer fust embrochyé droict comme oye grasse en l'office des cuysines. «< Ramasse ton aame, mon compaing, diet le chebvalier et la porte à messyre abbé ton maistre de la part de Loys de Juniville, chebvalier françoys ».

L'abbé qui avoyt veu la desconfiture de son archyer ains vilainement occys, se meyt en grande ire et voulust cryer sus au malandrin; mays Loys de Juniville ne luy en bailla le tems, car picquant droict dessus luy, il le ieta bas de sa mule comme porc, puys, d'estoc et de taille soy escrima dessus l'eschorte sans cryer guard, non sans toutefoys espairgner les dames, car il estoyt guallant à l'occasion. Ce qui véant, les varletz et deux ou troys hommes d'armes s'ensaulvèrent, poinct ne treuvant bon de lairrer leur peau és mayns de tant terrible guerrier, et coururent tout à trac emmy les champs iusqu'au païs le plus voysin en lequel soy mussèrent dessoubs la paille, dysant à tous que le diable, dessus la route d'Alincourt, estoyt en train de vuyder les trippes de Monseigneur Jacques de Juniville, primicier du chapistre de Nostre Dame de Rethel en Champaigne. Ce que oyant les bons manans fermarent leurs huys et feirent force signes de croyx cuydans veoyr l'advenue de Messyre Satanas.

Pendant cestuy temps, lairrant les dames esvanouïes dessus le champ courust le chebvalier devers l'abbé qui geignioyt assis par terre, ayant la gueule horrificquement endommagiée par la perte insigne de deulx dens masticatoires et énorme bosse au front. Lors, lui tendant la dextre, lui dict Loys Graaces soyent rendues a Dycu, seigneur prebstre, que vostre bedon ayt tant seulement heurté mon guantelet et non la poinct de ma lance; ains seriez-vous maintenant comme grenoille estrippée. Marry suys-ie de vostre mal heur, mays la coulpe en est à cestuy chien discourtoys qui gist là-bas le ventre en l'ayr. Si poinct il ne me havoyt dict mille salauderies poinct ne lui auray-ie baillé de ma lance en le corps et ainsi par ainsi poinct ne me seroi-ie mis en ire à l'encontre de vostre compaignie. Or ça, que vécy le cas finé, touchez-là, messyre; aussy bien suy-ie noble et chebvalier, car ie hay nom Loys de Juniville.

A ces mots, l'abbé ouvreyt de grans ieulx - et finant de soy gratter les badigoinces dict. « Quoy! vous cuydez vous rire après vos mesfaits dessus ung homme de Dyeu; tost vous ferai-ie bouter ès prison, malandrin que estes et blasphemateur du Dyable. Osez seulement dyre enchores que vous estes Loys de Juniville, et ie vous foys bailler l'anguillade tantost.

-Tout doux, messyre,respondit le chebvalier,ie hay dict la vérité vraye et treuve ung petit mauvais vos iniures: si poinct ne me créez ie voys céans vous fayre dessus l'eschyne toute ma descendance depuys Jacobus de Juniville, mon prime ancestre, lequel descendoyt en droicte ligne bastarde du roy Balthazar de Babylone, iusqu'à moy le dernier de ma race, par la mort d'ung myen frère occys on ne sçayt où.. Je commence, » Et alloyt congner dru le chebvalier, quand soy lefvant le moyne lui sauta au col dysant : « Vray Dieu, vray Dieu, iour fortuné, ie suys ton frère Jacques, poinct ne suys mort.

Mais fronçant le sourcil Loys bailla une gourmade dysant « Vecy aultre chouse! cestuy vieil paillard moyne du Dyable veult me faire croyre que vessies sont lanternes et que il est mon frère, mort de long tems déà; or ça vistement, moyne, ie voy là-bas ung épieu; prens-le en ta dextre et défends ta vye car aussi vray que Dyeu me oyt, ie voy te fayre veoir que ung Juniville ne cuyde estre battu par aulcun dessus terre fors par un Juniville, comme il appert en mon hystoire que Gedéon de Juniville ayant querelle avecque Gontran de Juniville, son nefvcu, les deux champions luctarent troys iours sans boyre ne mangyer, sans repos aulcun - et que - au matin du quatrième, plus ne restoyt du nefveu que la coste supérieure senestre et a l'uncle tant seulement le fin bouct du museau et enchores se cherchyoient ces deulx desbrys; dont il feust iugé que apertement estoyt vaincu le nefveu, veu que il n'avoyt ensaulvé que une coste, partye moins noble que le nez qui tient au visaige.

– Voyre, mays, dict l'abbé, ie veulx ains fayre, mays en prime lyeu, vefnez, Messyre, avecque moy en mon chastel de Rethel: là vous feray veoir ce que havez dict et aussy l'arbre de nostre lignaige. Puis, si doubstant du tout, cuydez invocquer la preuve de Dyeu, tout moyne que ie suy, me congnerai voulentiers avecques vous et certes vous rosseray, mon frère.

Ainsy, veulx, respondit Loys, montez dessus vostre mule tandisque ie voys bailler la mayn à ces tant paoures dames. ; tost serons nous, ie pense, en vostre demoure car ie hay grand appetit: aussy vray, la lucte m'a ha du tout eschauffé et vuydé les parties internes de mon corps ». Lors, se meyt en marche la chevaulchée, Loys et l'abbé allant devant, les dames ensuyvantes mays de loing du paoure de meschief de l'ireux chebvalier que elles haïtoyent plus que le Dyable.

Et quand feurent en le chastel, les cavaliers, l'abbé feit servir belles reguallades de vefnaison champenoise et iolyes cruchées de vin de la montaigne de Rheims pour fayre honneur, dysoit-il, à son bon frère retreuvė après tant d'années d'oubly et de misères. Cuydez que plus de six vingt flaccons feurent vuydez à la file et que nos deulx frères (car ainsy estoit, comme allez veoir) plus déà ne cuydoient soy battre. Aussy quand ung escuyer apporta les parchemyns en lesquels estoyt le lignaige escript et que Loys eust doctement fait l'explication des escuz et armoyries, l'abbé soy lefva et devant tous conta le merveiglieux retreuvement de deux frères qui se cuydoient estre morts, et il feit la marque du dezir de Loys de havoyr recours à la preuve de Dyeu.

Mays le bon chebvalier, tout plourant lui bailla l'accolade dysant que il estoit bien son frere et poinct il ne feroit lucte sacrilège avecque son sang. Puys se siet derechef à table et beut enchores vingt bouteilles.

Dom Jacques feit l'offre à son frère de luy bailler logis en le chastel et de ains finer sa vye emmy la ioge et le bon mangier : ce que voulust bien Loys, tout esbauby de tant de bonnes et belles chouses, et puys d'aultant ce estoyt honneste de ains rester prouche son sang.

Mays le Dyable qui touiours soy ialouse du bon heur des humains cuyda tout iecter bas. Monseigneur Barbapiatole qui en cestuy tems estoyt eves

ques suzerain de Rheims, aïant eu vent de la jonchée du chemyn d'Alincourt et de la desconfiture de l'abbé de Rethel feict mandement à Messyre Jacques de lui livrer Loys pour en fayre terrible iustice. L'abbé dict à l'evesque que le chebvalier estoyt son frère, que par ignorance de sa parenté, il en avoyt receu force horions, mays que lumyère par la suyte soy estoyt faicte et que le bon soudard avecque luy vivoyt bien gentement. L'evesque qui fort estoyt méchant homme ryen ne voulust oyr et comme l'abbé de Rethel poinct ne consentit livrer son frère, l'evesque le bouta hors de son moustier. Ce que véans les deux frères quittarent Nostre-Dame et feurent en le païs prouche. Et quand après le trépas de Messyre Barbapiatole, mort de orde maladie huict mois ensuyte, ils feurent libres. ils allarent funder le moustier de Juniville qui dura iusqu'en l'an mil sept cent quatre vingt treize, année en laquelle des mescréans la ruynarent en entier. Jacques de Juniville mourust de sa belle mort en l'an mil cinq cent septante et huict, regretté de son frère et de ses moynes.

Loys qui avoyt prins le froc, lui succéda et rendist son âme à Dyeu quatre ans après; ainsi qu'il appert par une pierre tumbale treuvée en ies ruynes du moustier et dont une part feust dérobée par ung Anglois, laquelle disoyt les vertus des deux frères de Juniville. L'autre part gist enchores a ceste heure dans le village de Juniville sur la muraille de l'estatable d'ung marchand de feurre et de bled que ha nom Petit, où chacun peut la veoir s'il luy plait.


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