La légende du Barberousse de Saint-Dalmas [Valdeblore (Alpes-Maritimes)]

Publié le 28 février 2025 Thématiques: Assassinat , Barberousse , Charpentier , Décapitation , Décapité , Femme , Mariage , Mort , Noblesse , Prisonnier , Tour ,

Tour surplombant le village
Tour surplombant le village. Source Midjourney
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Chanal, Édouard / Contes et légendes du pays niçois (1895) (8 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Tour de la Faim / Valdeblore / Alpes-Maritimes / France

Les seigneurs féodaux n'ont pas laissé un souvenir plus tendre dans la région de la Tinée que dans le reste de la chrétienté. Aujourd'hui encore, on ne parle pas sans un léger frisson des comtes Grimaldi de Beuil, qui appartenaient à la plus célèbre maison de tout le pays, si puissante que c'est elle qui fit, à la fin du XIV° siècle, cadeau du comté de Nice aux princes de Savoie, et si vivace qu'en dépit des mutations survenues dans les empires, elle règne, à la fin du XIX°, sur la côte d'or de Monaco.

Mais aucun des membres de cette famille ne paraît avoir encouru la même impopularité que les seigneurs de l'Alp, vassaux, d'ailleurs, des comtes de Beuil, et notamment que Don Jules Achiardi, qui vivait il y a environ deux cents ans, et dont le château subsiste encore en partie tout près du hameau de Roya. Assez récemment, de nouveaux propriétaires, en jetant bas la tour de l'Alp, pour réparer l'habitation seigneuriale à leur fantaisie, découvrirent, tout au fond, des ossements humains et, juste au-dessus, des vestiges d'oubliettes, — ce qui éclaircit le mystère de certaines disparitions de gens qui avaient eu le malheur de déplaire à Don Jules.

Cependant, il est de notoriété publique, qu'après une jeunesse scélérate, cette sorte de mécréant vint à résipiscence et renonça tout à coup aux honneurs temporels pour revêtir l'habit ecclésiastique. Avait-il rencontré son chemin de Damas? C'est ce que les moins prévenus n'admirent que sous bénéfice d'inventaire. On lui imputa de préférence le dessein, de se soustraire, par le crédit de l'Église, à des vengeances plus redoutables que celle des marguilliers de Saint-Étienne qu'il avait aigrement molestés en pleine procession de la Fête-Dieu. Mais on dut se familiariser peu à peu avec l'idée que le pécheur endurci avait été réellement touché par la grâce, puisqu'il finit, après des années édifiantes, par mourir en odeur de sainteté, ou peu s'en faut.

Moins heureux avait été, quelques siècles auparavant, un hobereau criminel d'une région voisine, pour qui le châtiment prévint l'occasion du repentir.

Mais si le comte de l'Alp, grâce au témoignage écrit de ses contemporains, a pris rang de personnage historique, ce qui nous dispense d'insister davantage sur ses faits et gestes, ce dernier, érigé par la tradition orale en personnage légendaire, nous appartient naturellement.

Aussi bien son nom de famille ne nous est-il guère plus connu que le vrai nom de Barbe-Bleue, son modèle et son maître, au dire de ceux qui ne nous l'ont désigné que sous le sobriquet de Barberousse. On n'est pas même d'accord sur le lieu de sa résidence, puisque son forfait le plus avéré aurait eu pour théâtre, suivant les uns, le Rocher de Bramafame, aux environs de Saint-Dalmas le Selvage, et suivant les autres, la Tour également de Bramafame, près Saint-Dalmas de Valdeblore, villages situés à une cinquantaine de kilomètres l'un de l'autre. Nous avons accordé la préférence à la version qui a cours dans le second, comme nous étant donnée avec une plus grande précision de détails, dont nous n'avons garde, au demeurant, de garantir l'authenticité.

Valdeblore signifierait simplement Vallon des Pleurs, d'après nos autorités, qui allèguent que la légende vient à l'appui de cette étymologie, et n'en explique pas moins le nom de ruisseau de Bramafame (Pleure-la-faim), attribué au petit cours d'eau qui, sorti des gorges de Millefonts, arrose le territoire de Valdeblore, ainsi que le nom de Balma de la Frema (Grotte de la Femme), dont on a baptisé une roche voisine en forme d'excavation. Reste celui de Tour de la faim, qui aurait une valeur irrécusable, s'il subsistait de cette tour autre chose qu'un souvenir vivant. Mais laissons disputer messieurs les érudits et donnons la parole à cette vénérable commère, la Tradition.

Barberousse avait donc son castel féodal sur les hauteurs de Saint-Dalmas de Valdeblore, et il y était redouté autant qu'homme du monde en Occident. Ce n'était pas seulement un laid et méchant hobereau, digne héritier d'ancêtres à l'œil louche, à la voix âpre, au sourire amer, à la démarche superbe ; c'était, de surcroît, un imposteur fieffé, qui avait l'aplomb de se donner pour un serviteur de Dieu, entrant en campagne, toutes les années, avec ses gens d'armes recrutés parmi les détrousseurs de pèlerins, pour prendre part à une soi-disant croisade contre les Infidèles, et rentrant chaque fois à Valdeblore avec une nouvelle princesse Barberousse qu'il avait eu le talent d'éblouir et d'épouser dans quelque cour lointaine.

Pauvre princesse! En la voyant, toute radieuse, passer avec son cortège, sur le chemin de Rimplas, venant de la Tinée, ou déboucher par le vallon de la Colmiane, au-dessus de la Vésubie, les manants de Valdeblore baissaient la tête, de honte pour leur seigneur, tandis que les bonnes femmes se signaient furtivement et priaient pour la victime qui marchait au sacrifice en croyant monter sur un trône.

Pauvre princesse! Elle franchissait, pour la première et dernière fois, le seuil tout noir du château de Barberousse, dont la lourde porte se refermait bientôt en grinçant sur ses gonds. A peine devait-on, à deux ou trois reprises, apercevoir son visage pâli derrière les barreaux de quelque haute fenêtre; après quoi, l'on n'en entendait plus parler, et son époux d'un jour, l'œil plus sournois que jamais, suivi de sa meute de gardes du corps, partait pour une nouvelle croisade.

Il en revint une fois avec une épousée plus rayonnante encore de jeunesse, plus triomphante dans ses magnifiques atours, et plus gracieusement souriante que ses infortunées devancières : elle provoquait sur son passage les exclamations de surprise des mendiants eux-mêmes, qui oubliaient un instant leur misère sous l'éblouissement. d'une si majestueuse apparition. Il n'était pas jusqu'à la soldatesque de Barberousse qui ne parût toute fière d'appartenir à une châtelaine non pareille ; et chaque vieux soudard moustachu, au cerveau vide, au cœur de roc, s'humanisant à son aspect, se prenait à l'envisager complaisamment avec des regards mouillés de chien fidèle.

Aussi, raconte la légende, lorsque l'inconstant Barberousse fut las de cette femme comme des autres, ne trouva-t-il parmi ses coupe-jarrets attitrés, personne qui consentît à frapper la tête adorable. Il fut donc réduit à enfermer lui même la malheureuse dans la grande tour du château qu'il quitta précipitamment, un beau matin, au milieu de son escorte plus muette et non moins lugubre qu'un cortège d'enterrement.

Or, à cette tour du château, il n'y avait point de fenêtre où pût se montrer un visage humain, mais seulement d'étroites meurtrières percées dans des murs épais d'une toise. Les serves de Saint-Dalmas, inquiètes de la belle abandonnée, s'approchèrent, le soir venu, du donjon au-dessus duquel, tout le jour durant, elles avaient vu voltiger des corbeaux, messagers de malheur. Elles prêtèrent l'oreille et perçurent une voix indistincte qui se lamentait et qui pleurait la faim. Elles ne purent que pleurer elles-mêmes et se désespérer de n'avoir moyen de répondre à l'appel de la voix dolente.

Car la meurtrière d'où descendaient ces plaintes était si haute que nulle échelle du village n'eût porté jusque-là; et quel manant, d'autre part, eût été si hardi que de forcer l'entrée du château pour élargir la prisonnière?... Barberousse, à son retour, eût tout passé au fil de l'épée, sans épargner ni les enfants à la mamelle ni les vieillards tombés en enfance!

Force fut donc de se borner, quatre nuits de suite, à venir sangloter et prier au pied de la tour, et ouïr le murmure de plus en plus sourd de la princesse agonisante. La cinquième nuit, la Tour de la Faim demeura muette comme une tombe. Les bonnes femmes, jusqu'à l'aurore, agenouillées dévotement, récitèrent ensemble l'office des morts et les litanies des Saints, non sans appeler du fond de leur cœur les châtiments du Dieu vengeur sur la tête de l'homicide, persuadées que cette fois la mesure de ses crimes était comblée.

Quel ne fut pas, quelques jours après, l'étonnement des laboureurs épars dans la campagne, quant ils le virent faisant seul sa rentrée à Saint-Dalmas, sur un cheval hors d'haleine, moins semblable à un puissant du siècle qu'à un captif évadé ! Qu'avait-il pu survenir, sinon que varlets ou hallebardiers, tous ses anciens complices, avaient enfin déchiré le serment qui les liait à un homme sans foi, et renié pour leur maître le bourreau de leur dame très aimée?

Tout d'abord, comme il gagnait le château, la tête basse, éperonnant sa monture dans l'impatience d'arriver, on voulut croire à un retour d'affection pour la princesse, sauvée peut-être de la mort par un miracle de Dieu ; mais on fut bien vite désabusé. C'était mal connaître Barberousse que de le supposer accessible au regret ou au remords, car il ne lui vint pas même à l'esprit de commander à son clergé une messe pour l'âme de celle qui, par sa faute, était morte sans confession.

Qu'avait-il donc fait, entre les murs de son château désert, pendant quarante-huit heures, en tête à tête avec le cadavre de sa victime? Il avait dormi tout d'abord du sommeil du juste; puis, bien reposé, s'était donné la peine de pousser le cadavre dans le même trou où six ou sept autres gisaient pêle-mêle.

Cette belle besogne accomplie,le preux chevalier, entrepreneur de croisades, était redescendu paisiblement au village. Il se montrait pour la première fois sans dague au poing, sans rapière au flanc, et il abordait avec une bonhomie inusitée ses serfs plus méfiants et plus contraints que jamais. Il déclarait à tout venant, le sourire aux lèvres, qu'il avait renoncé pour toujours aux expéditions vaines et périlleuses, ne demandant qu'à vivre au milieu de ses concitoyens, seuls dignes de son intimité, comme il en avait fait l'épreuve! — et se donnant mission de diriger leurs travaux pour occuper ses loisirs, à telles enseignes qu'il avait résolu de s'installer à demeure en plein village.

Dès le lendemain, ses manants se mettaient à l'œuvre, toute autre occupation cessante, pour bâtir son nouveau manoir.

Pendant que les carriers arrachaient du sol leurs blocs depierres, et que les maçons creusaient, en long et en large, les fondations de l'édifice, le charpentier, armé de la lourde hache, qui s'appelle manaïré en langage du pays, équarrissait déjà, à tour de bras, les poutres de mélèze.

Ce charpentier était un superbe gars, dans toute la vigueur de la jeunesse, dont Barberousse admirait fort l'adresse à manier son redoutable outil, et qu'il prit plaisir peu à peu à faire causer, le trouvant, par exception, d'une gaieté communicative : gaieté bien naturelle, d'ailleurs, chez un bon ouvrier qui se trouvait être fiancé à la plus aimable jouvencelle de Saint-Dalmas, et qui voyait approcher le jour des noces !

Comme la jouvencelle ne se faisait pas faute de venir, à la dérobée, deviser un instant avec l'époux promis, sur son chantier, Barberousse l'y remarqua et la trouva de son goût ; si bien qu'un jour il lui fit un pas de conduite, à dessein ni plus ni moins que de lui offrir le partage de sa destinée, qui, disait-il, valait bien celle d'un rustre de manouvrier.

« Il faudrait, pour se laisser tenter par vos belles paroles, — lui répondit hardiment la paysanne, — ne pas apercevoir d'ici la Tour de la Faim !

— « Eh bien! tu m'épouseras, la fille! — répliqua le pervers, — si tu ne veux pas faire connaissance avec cette tour sur laquelle, paraît-il, on t'a conté de bien jolies histoires ! »

Le lendemain, Barberousse n'en causait pas moins avec le jeune charpentier plus allègre et plus rieur que jamais. Frappé d'une bonne humeur si naturelle, qui excluait toute arrière-pensée : « Je vois, — se dit le ténébreux prétendant, — que la donzelle a su tenir sa langue : elle est à moi ! »

La persuasion d'une victoire acquise lui causa un tel mouvement de joie, qu'il se mit à louer complaisamment les beaux coups de hache du charpentier.

— « Maître, — lui dit le souriant compagnon, — puisque vous êtes un fin connaisseur en matière d'équarrissage, daigneriez-vous baisser la tète jusqu'à la poutre, pour vous assurer si elle est aussi parfaitement nivelée qu'elle le semble?

« Qu'à cela ne tienne! » — répondit Barberousse; et il pencha sans défiance sa tête criminelle qui, sous le tranchant de la manàiré brandie d'une main vaillante, alla rouler à dix pas dans les copeaux.

— « Et maintenant, — s'écria le justicier aux paysans accourus et battant des mains, — allons tous arracher de ses fondements la Tour de la Faim où le ravisseur, à défaut de princesses étrangères, voulait enfermer nos promises : on s'en mariera plus joyeusement demain! »

C'est depuis ce temps reculé que les braves gens de Saint-Dalmas de Valdeblore, dont la manaïré avait purgé le pays d'un tyran, portent avec orgueil le surnom de Manaïrouns.


Partager cet article sur :