La légende des fées de Saint-Dalmas le Selvage [Saint-Dalmas-le-Selvage / Alpes-Maritimes / France]

Publié le 6 mai 2025 Thématiques: Aide , Âne , Animal , Bonne fée , Eau , Fée , Grotte , Lieu cachant un trésor , palais , Paysan , Récompense , Trésor , Vêtements ,

Fées des montagnes avec un âne
Fées des montagnes avec un âne. Source Midjourney
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Source: Chanal, Édouard / Contes et légendes du pays niçois (1895) (6 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Goure des morts / Saint-Dalmas-le-Selvage / Alpes-Maritimes / France

[...] « Puisque vous avez voyagé dans la région de la haute Tinée, on n'a pas manqué de vous faire admirer les sites intéressants de Saint-Dalmas le Selvage et de ses deux hameaux, le Prat et Bousieyas.

« Ç'a été pendant de longs âges la patrie des dames fées que l'on confond quelquefois bien injustement avec ces mégères de Maïssas, que Dieu maudisse! Ainsi les bonnes fées n'avaient aucune espèce de raison pour habiter, comme les sorcières malfaisantes, en plein village, où elles ne se fussent pas souciées de molester les gens et où, d'ailleurs, elles n'auraient eu fréquentations dignes d'elles.

« De fois à autre, on les apercevait au loin, habillées de blanc et couronnées, dans la saison, des brillantes fleurs de prairie, qui foisonnent sur ces hauteurs après que les dernières neiges en ont disparu sous les feux ardents de juillet. On s'accordait à penser qu'elles avaient leur demeure princière parmi les rochers presque inaccessibles : mais où?... Les chasseurs de chamois eux-mêmes, qui se flattent d'avoir exploré tous les recoins de la montagne, ne connaissaient point ce gîte-là.


« Ces fées, au visage d'une fraîcheur printanière, à la démarche voltigeante, étaient gracieuses et surtout heureuses comme des reines, mais des reines sans rois, sans sujets, ni voisins, ni servantes d'aucune sorte, pour troubler leur quiétude. Elles vivaient ensemble ainsi que des sœurs de lait, dans une constante harmonie, n'ayant d'autre occupation que de gaîment deviser entre elles, et, pour se distraire, de filer ou de tisser la laine de leurs vêtements, ou de la blanchir dans l'eau cristalline.

« A cet effet, voulant s'épargner de descendre au lit trop éloigné, et aussi trop fréquenté, de la rivière, elles s'étaient creusé un vaste bassin sur une de leur habitation. Ce bassin, auquel on donna plus tard le vilain nom de goure des morts, à cause d'un accident où les innocentes fées n'étaient pour rien (sept voyageurs imprudents y furent, dit-on, précipités par une avalanche !), ce bassin, dis-je, ne leur avait pas coûté grand'peine à établir : l'une d'elles avait tout simplement touché du bout de sa baguette magique une pierre moussue, sous laquelle courait une eau souterraine; l'eau avait jailli soudain et formé une belle nappe limpide qui réfléchissait l'azur brillant du ciel et la non moins brillante image des dames du lieu.


« C'est là qu'après avoir lavé des étoffes tissées nouvellement, elles venaient de les étendre sur les bords ensoleillés, lorsqu'elles furent surprises dans leur travail par l'apparition d'un visiteur.

« Celui-ci n'était autre qu'un ânier de Saint-Dalmas le Selvage, suivi de sa bête, tous deux ébaubis de trouver si nombreuse compagnie au désert.
— « Bonhomme indiscret, qui t'a conduit ici? » — lui « cria l'une d'elles, d'un accent de fauvette effarouchée.
— « Dieu soit loué! — dit en manière de réponse l'intrus au visage subitement épanoui; — c'est bien aux dames fées, chéries du ciel, que j'ai affaire, puisqu'elles m'ont interpellé par mon vrai nom, dès notre première rencontre. »

Et, de fait, l'inconnu se trouvait être le propre fils de Jacques Bonhomme, de Saint-Dalmas.
— « Bonhomme téméraire, — gazouilla une autre fée, — sais-tu quel sort t'est réservé?
— « Le sort le plus heureux, si je puis, mon âne aidant, vous être bon à quelque chose!
— « Bonhomme outrecuidant, que sais-tu faire ?
— « Tout, pour vous servir!... Souffrez, tant seulement, que je charge le dos de ma bête de ces belles étoffes blanches que le grand soleil a séchées, pour les transporter dans votre manoir seigneurial.
— « Et que réclameras-tu pour ton salaire ?
— « Rien qu'un merci de votre douce voix!
— « A l'œuvre donc!... Bonhomme de bonne volonté, tu verras ce que nul mortel avant toi n'a vu! »

« Disparaissant tout entier sous l'amas des belles étoffes blanches, l'âne n'en cheminait pas moins allégrement, sans broncher, et secouait la tête pour faire sonner ses grelots. L'ânier, le tenant par la queue, emboîtait le pas avec moins d'assurance, ne sachant où il marchait, car il n'avait pour toute perspective qu'une grande muraille de rochers où n'apparaissait pas le plus étroit pertuis.

— « Le plus sûr — se disait-il — est encore de nous fier à l'instinct de notre bête : elle ne sera si sotte que d'aller donner du front contre l'obstacle! »

« Ce nonobstant, quand il ne s'en vit plus qu'à deux toises, devenu tout à coup perplexe, le fils de Jacques Bonhomme s'arrêta court.


— « Avance! » — lui cria-t-on impérieusement. — Il prit son cœur à deux mains, son pauvre cœur qui battait à tout rompre! et il marcha jusqu'à un demi-pied du rocher à pic.
— « Avance, ânier de peu de foi, si tu ne veux pas prendre racine en espalier ! »

« Reculer étant impossible, se voir métamorphosé en arbre étant la pire des destinées, Bonhomme lâche la queue et prend la bride de l'animal : il fait un pas à tout hasard, les yeux fermés...

« Le voici maintenant sous une voûte sombre, puis au milieu d'une vaste pelouse fleurie et doux fleurante, dont le baudet, à peine déchargé, se met à tondre le gazon goulûment, sans prendre le temps de se rouler ni de braire.
— « Avance, complaisant serviteur ! » — disent les mêmes voix, d'un ton radouci. Il ferme de nouveau les yeux, et croit rêver en les rouvrant.

— « Où suis-je ?» — murmure-t-il, avec un frisson de saisissement qui lui fait dresser les cheveux sur la tête.

« Il est dans une salle vaste comme une cathédrale, toute baignée de splendide clarté; et pourtant, il a beau se tourner vers les quatre faces, il ne voit ni fenêtres ouvertes sur le ciel, ni lampes suspendues ou posées sur des guéridons.

« De quelle source ruissellent ces flots de lumière? Ils partent de colonnes de glace qui soutiennent la voûte d'où tombent les plis d'amples draperies de la même glace, aux franges étincelantes. Ils partent de longues aiguilles également de glace qui semblent hérisser par endroits le plafond et le sol.

« Cette lumière qui s'épand de tant de rayons entre-croisés, aussi vive que celle du soleil levant, est en même temps plus douce au regard, parce qu'elle n'est contrariée par l'ombre d'aucun objet. En effet, tout ce qui meuble ou orne le palais féerique, larges escaliers de marbre blanc, hautes cheminées de marbre rose, statues de femmes ailées ou d'animaux fabuleux aux yeux de topazes, tables ou sièges de forme inouïe et d'une matière plus fantastique encore, tout est aussi diaphane que les coupes de diamant ou les vases de cristal de roche; seules les lames d'or ciselé qui revêtent les hautes parois de la salle renvoient la lumière et n'en sont point traversées.

« Le fils de Jacques Bonhomme; bouche bée, les jambes flageolantes, a comme le vertige de l'admiration, lorsqu'il avise tout à coup sa désobligeante image de rustre reproduite par le miroir du pavé.

— « Notre place n'est point ici, — soupire-t-il ; — sortons!
— « Tu ne sortiras pas, lui dit-on, sans avoir, au moins, reçu ton salaire : choisis toi-même parmi les objets à ton gré, et que cela te serve de talisman pour être toujours heureux! »

« Il promène longtemps ses regards éblouis parmi tant de merveilles, hochant la tête en sa perplexité, et le doigt sur les lèvres pour retenir une parole imprudente.

— « Mon choix est arrêté! » — s'écrie-t-il enfin. Puis il se baisse et ramasse en un coin une peau d'âne que les fées destinaient à faire des tambours de basque pour marquer la cadence de leurs rondes gracieuses; et il ajoute, l'air triomphant : « Voilà justement de quoi chausser, toute une saison, Bonhomme père, grand-père et fils! »


— « Prends donc, pauvre hère, prends la peau d'âne et n'oublie pas les oreilles pour en orner ton couvre-chef! Va, tu ne seras jamais qu'ânier traînant pauvres souliers! » — Ayant parlé ainsi, les belles dames dépitées le poussent dehors avec sa bête.

« Bonhomme, confus de se retrouver devant le bassin abandonné et l'horizon désert, se frotta les yeux et se retourna pour interroger la muraille du rocher infranchissable dont le mystère avait été levé pour lui seul, — si vainement par sa faute! — Alors, pendant que l'âne, arraché brusquement au tête-à-tête de la pelouse fleurie, exhalait ses regrets en braiements sonores, répercutés par les échos, l'ânier, maudissant non moins haut sa sottise, s'arrachait les cheveux et se frappait la poitrine, mais, hélas ! sans émouvoir les fées dédaigneuses!

« Telle est l'antique et véridique histoire des fées de Saint-Dalmas le Selvage. »


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