[...] — « Les Fous de Roure n'ont pas toujours entendu la plaisanterie sans se fâcher », — me disait, le matin suivant, mon guide Honorat, qui s'aidait de ma mule en la tenant par la queue, pour monter un raidillon, pendant qu'un villageois à la mine avenante s'était joint à nous sans façon et ouvrait la marche en chevauchant avec une certaine grâce sur un baudet de sang, au long poil rarement étrillé. Ce compagnon était de Roure, et, avant de regagner son logis, il avait affaire à Roubion, patrie d'Honorat : heureuse coïncidence qui me servait à souhait pour mon édification, puisque je n'étais pas réduit à n'entendre que le son d'une seule cloche!
Cette idée de cloche m'ayant, par suggestion, fait lever les yeux sur l'église de Roure qu'éclairait vivement le soleil matinal, à quelque sept cents mètres au-dessus de nos têtes, mon guide s'en avisa aussitôt, et me dit, en lâchant la queue de ma mule pour étendre le doigt vers le clocher :
— « Ah! monsieur, on en raconte de belles, savez-vous, sur cet objet-là!... Apprenez d'abord que les Fous de Roure, dont le sol est si plantureux et qui s'en font gloire et vanité, sont pour le moins aussi chiches que riches, à telles enseignes que le toit dudit clocher s'étant couvert avec l'âge d'une abondante chevelure verte qui ondoyait au vent, il leur vint à l'esprit d'en réserver l'aubaine à leur bétail. Toutefois comme il n'y en avait que pour le régal d'une grosse bête à cornes, et qu'on ne voulait pas faire de jaloux, le conseil des anciens décida de tirer au sort le nom du vacher favorisé, auquel il appartiendrait d'ailleurs de fournir la corde pour hisser sa pensionnaire jusqu'au pacage aérien, à l'aide d'une poulie fixée tout au haut de la croix de fer. Ce qui fut fait.
« Les Fous tiraient d'un côté, vigoureusement; la vache se laissait monter, de l'autre, innocemment, si bien qu'une fois arrivée à la flèche, ils la virent tirant la langue comme dans l'impatience de tondre le gazon.
« Vèla, vêla ! (regarde-la!) — s'écrièrent-ils dans leur ravissement, et tout le village faisant chorus ; — la bonne vache s'esperliche ! (se pourlèche!) »
— « Permettez, Monsieur Honorat, de Roubion, — répondis-je, — que je m'inscrive en faux contre l'authenticité de votre anecdote; car on désigne pour héros de la même fable les gens de Peyresc, dans les Basses-Alpes, ceux de Martigues dans les Bouches-du-Rhône, ceux de Fraimbois dans Meurthe-et-Moselle, et beaucoup d'autres en autant de lieux, qu'on voudrait gratuitement faire passer pour des maîtres sots. Cela prouve tout uniment, retenez-le pour votre gouverne, le peu d'imagination des calomniateurs.
« Tout ce qu'il y a d'original dans votre récit, c'est le joli verbe patois « s'esperlicher ». Chez moi où l'on prétendait que les spectateurs ravis se seraient écriés : La bête est contente, elle rit! la bouffonnerie n'est plus que niaise, n'étant pas relevée par le sel de l'expression. »


