Rien de plus agréable qu'une promenade en automne dans la vallée de la Marne, surtout lorsqu'en quittant Château-Thierry, si bien surnommée la Suisse française, on se rend à Mont-Saint-Père, en cotoyant les bords de la rivière qui festonne devant vous comme pour vous offrir ses capricieuses tendresses. Mont-St-Père est un joli village groupé, ou plutôt abrité sur le flanc d'une colline isolée au sommet de laquelle se trouve une assez chétive église mais avantageusement située et tenue avec une exquise propreté.
Si vous étiez amateur d'une belle vue, d'un gracieux paysage, ne redoutez pas l'ascension du mamelon, gravissez sa pente rapide en enjambant les marches qui abrégeront votre chemin. Une fois arrivé sur le plateau, plongez vos regards de tous côtés.Jamais plus splendide panorama ne s'est déroulé devant vous. Vous ne pouvez vous lasser de contempler cet horizon à souhait ; vous montrant ici de larges enfoncements couverts de villages et de moissons; là, des coteaux verdoyants, d'épais bouquets de bois; puis de chaque côté de ces longues et brumeuses perspectives s'étendant à droite et à gauche pour suivre au loin le cours sinueux de la Marne, et le chemin de fer qui sillonne la vallée de ses replis tortueux.
Toutefois, ne vous contentez pas de cette scène pittoresque, poursuivez votre chemin, et s'il vous arrive de rencontrer sur vos pas une de ces bonnes figures du temps passé, ne craiguez pas de lui demander quelles sont les vieilles traditions de son village; car il y en a presque partout, et il est curieux de voir, depuis bientôt quarante ans que nos vénerables archéologues parcourent le pays en étudiant les monuments qui se trouvent sur leur route, combien ils ont ressuscité de souvenirs, oubliés ou perdus. On leur doit, il faut en convenir, la connaissance d'une foule de faits et de légendes qui ont fait les délices de nos ancêtres et amusé peut-être notre enfance. Il est fort heureux que ces narrations naïves qui commençaient à disparaître comme des choses qui ont fait leur temps, reviennent pour nous distraire un instant en nous instruisant des croyances d'autrefois.
Or donc, pour peu que la personne à laquelle vous vous adressez comprenne votre désir, elle ne manquera pas de vous répondre avec un léger sourire et peut-être avec un petit air de finesse : « Ah ! oui, Monsieur, tenez, prenez la direction de ce chemin tracé sur la crête du coteau, là se dresse une roche fameuse dans notre contrée, mais dont je n'ose, par égard pour mon sexe, déjà si critiquée, vous dire le nom. S'il fallait en croire de vieux récits populaires, elle aurait eu jadis le don de la parole et, témoin de quelques aventures scabreuses, elle aurait, par d'imprudentes révélations, comme l'écho de Marigny, compromis la tranquillité de bien des habitants. Une fermière ne rendait-elle pas à son retour un compte exact de ce qu'elle avait vendu au marché, à la première occasion la pierre re manquait pas de trahir ce petit larcin : elle disait au mari quel prix avaient coûté les rubans de sa femme. L'homme attardé et un peu aviné était tout surpris de voir ses amusements sçus de tous. Il n'était pas même jusqu'aux écoliers dont elle ne rapportât les frēdaines et les espiègleries. Chacun avait son tour, à ce qu'il paraît. Aussi la pierre était-elle redoutée de tous. Comme Midas elle semblait avoir des oreilles; comme Argus des yeux pour tout voir, et, comme Echo, elle répétait tout. »
Il est vrai que tout cela s'est passé il y a si longtemps que des esprits forts comme on en rencontre aujourd'hui au village, des gens qui ne croient à rien, regardent ces faits comme apocryphes. A les entendre, une autre cause aurait motivé le nom de Bavarde. La pierre est située non loin du village. Si le bûcheron revient le soir chargé de sa ramée, c'est près d'elle qu'il dépose un instant son lourd fardeau. C'est là que se repose la paysanne qui rentre courbée sous le poids d'un énorme paquet d'herbes. Qu'on aille aux champs ou qu'on en revienne, c'est toujours là qu'on s'arrête, car on est sûr d'y rencontrer un voisin, une voisine, pour vous y raconter les nouvelles. Mais cette explication, qui est, peut-être la plus vraie, d'après ce qu'en disent les Jurisconsultes des environs, n'est pas la plus accréditée dans le pays. Nous aimons mieux ajouter foi à une histoire que nous ont autrefois racontée nos grand-mères, dans nos longues veillées du soir.
Elles nous disaient: «Alors que les armées romaines pénétrèrent pour la première fois dans les Gaules, et que cette contrée, aujourd'hui si productive, était encore toute couverte de bois, dont les forêts de Rys et de Barbillon qui nous bordent, ne sont que des faibles débris, et que le plus grand nombre des habitants n'avaient d'autres demeures que des huttes éparses au milieu des bois et des cryptes taillées dans les falaises crayeuses qui ont laissé à tant de villages le nom de Crouttes, Creutes, Crotoy, Crépy; alors donc, nous disaient-elles, un jeune officier des légions romaines, séparé des siens, égaré dans ces vastes forêts, avait vu son coursier attaqué par les loups. Son cheval épouvanté avait pris la fuite devant ses féroces agresseurs. Sourd à la voix de son maître, ne répondant plus au frein, il s'était élancé de toute la vitesse de sa course, franchissant les rochers, les ravins et les torrents. Enfin le cheval tout couvert d'écume, l'œil hagard et sanglant, les naseaux enflammés, s'abattit épuisé, et son maître, lancé violemment, roulait à terre. C'est là que, sans connaissance, couvert de blessures, il avait été trouvé par les deux filles d'un Druide de la contrée.
Grâce aux soins attentifs et prolongés dont il fut entouré, ses blessures parvinrent à se guérir, et les deux nobles filles mirent tout en usage pour engager le guerrier à rester auprès d'elles, lui faisant les plus belles promesses pour le décider. Malheureusement, en cédant à leurs désirs, le Romain fit un choix entre les deux sœurs et occasionna entre elles une jalousie implacable, au point que la sœur rivale, dévorée par le démon de l'envie, jura la perte de sa propre sœur et, un soir, on la trouva sans vie sur la pierre, qui n'avait pas encore de nom, mais qu'elle avait rougie de son sang.
Le jeune Romain, soupçonné d'assassinat, fut saisi et enchaîné malgré son innocence; puis condamné à être brûlé au lieu même où le forfait avait été commis.
Mais Dieu, qui connaît les vrais coupables; Dieu, dont la main ne laisse jamais les crimes impunis, flétrît les joues de la jeune fille, ses yeux devinrent rouges et caves les nuits furent pour elle sans sommeil et les jours sans repos. Enfin, après un long martyre, elle creusa elle-même sous la roche une grotte qu'elle ne quitta plus. Un matin, la grotte se trouva comblée et la pierre qui avait reçu l'esprit de la coupable commença à parler. Elle accusa son crime; et ensuite, comme si elle y eût été condamnée, toutes les fautes dont elle serait témoin. Elle mérita ainsi, et à juste titre, le nom de Bavarde. Aujourd'hui, nous dit-on, la pierre a cessé de parler. Mais cela n'est pas bien sûr.