Entre Fère-en-Tardenois et Bruyères près de Coincy, dans un vallon étroit et solitaire presque sans relief sur chacune de ses rives, existe un petit hameau portant le nom de Val-Chrétien, en mémoire, dit-on, des premiers fidèles, cachés en ce lien avec leur culte et martyrisés sous les empereurs romains.Là, au milieu d'agréables et fertiles prairies serpente une petite rivière qui semble le résida d'un vaste fleuve qui aurait coulé jadis à pleins bords n'ayant pour limites que des rampes plates et adoucies qui se confondent avec le sol supérieur. Or, c'est en ce lieu qu'au commencement du XIIe siècle on songea à ériger une abbaye de Prémontré, près des grottes antiques habitées par les premiers chrétiens durant les persécutions et dont il reste encore quelques débris ruinés comme au célèbre monastère de Noirmoutiers sur la Loire, près de Tours.
Si, comme le chante avec raison un poëte, saint Bernard avait une prédilection pour les vallées dans le choix de ses établissements religieux, valles Bernardus amabat, les disciples de saint Norbert ne les dédaignaient pas davantage; témoins Valsery, Val-Chrétien et Val-secret, trois monastères très rapprochés et fondés presqu'en même temps. Ce fut donc en 1434 qu'un essaim de religieux, tirés de Saint-Martin de Laon, sans doute au nombre de douze, comme c'était la coutume, vinrent, sous la conduite de l'abbé Ursus, prendre possession de l'église, l'une des premières bâties du canton, ainsi que des terrains du fief de Reincourt que leur avait cédé Raoul de Cramailles et Gisèle, son épouse. Néanmoins cette donation, consistant en 300 arpents de terre, 25 arpents de prés, 100 arpents de bois, et un moulin sur l'Ourcq, était loin d'offrir les ressources suffisantes pour la construction conventuelle que l'on méditait; en sorte que l'abbé se trouva fort embarrassé lorsqu'il s'agit de se mettre à l'œuvre; car les libéralités de Gai de Garlande, de Gislebert de la Ferté-Milon, de Robert de Braine, et surtout de Thibaud le Grand, comte de Champagne, n'avaient pas encore accru la prospérité du couvent.
Dans cette anxieuse position, la tradition rapporte que l'abbé, justement préoccupé de ses projets, se promenait un jour dans l'enclos qu'il se proposait d'enceindre pour y constituer la vie canoniale et monastique, en attendant qu'on pût commencer les bâtiments claustraux, Tout entier à ses réflexions, il s'acheminait comme un homme distrait et qui, absorbé dans ses pensées, n'aperçoit rien de ce qui se passe autour de lui. Il allait donc toujours sans autre attention que de lever de temps à antre les yeux sur des portions de terrains qu'il examinait plus fixement. Il était encore dans cette attitude méditative lorsqu'il se trouva en face d'un personnage inconnu, haut de taille et richement vêtu. D'autres supposent que le saint abbé était en prière dans cette solitude, et qu'il s'adressait à la mère de Dieu, à qui devait être dédiée cette nouvelle maison. Toujours est-il que l'étranger entrant aussitôt dans ses vues, qu'il semblait pénétrer, et se donnant, sans doute, comme un envoyé providentiel, lui proposa de bâtir à ses frais le monastère tout entier, mais à une condition; c'est que l'abbaye lui appartiendrait dès qu'elle serait complétement terminée. L'affaire, parait-il, se traita sur le champ, d'un commun accord entre l'abbé et le mystérieux visiteur. En vertu de ce contrat, ce dernier devait entreprendre sans retard à ses risques et périls la construction sans désemparer.
Le personnage en question, qui n'était autre que le diable, avait-il apposé comme clause spéciale que ce lieu serait son domaine s'il parvenait à élever ce monastère en une nuit et sans empêchement, ou dans un délai plus considérable? la légende se tait là-dessus; mais elle nous apprend qu'en homme expert, l'abbé aurait déjoué toutes les ruses de Satan, et voici comment:
A un signe convenu, avec ses religieux, l'abbé s'était levé la nuit pour voir à quel point en était la construction; puis, la voyant assez avancée, muni d'on goupillon trempé dans l'eau sainte, il avait aspergé les murailles et les ouvriers qui travaillaient dessus, forçant ainsi le démon à laisser son oeuvre inachevée. Le constructeur effrayé avait été obligé, pour échapper aux supplices que lui occasionnait cet exorcisme imprévu, de se sauver en toute hâte, en emportant les matériaux qui lui restaient à employer.
Dans cette fuite précipitée, soit lassitude, soit pur accident arrivé à ses moyens de transports, il fut contraint de déposer, sur les bruyères de Coincy, une grande partie de son fardeau. C'est ainsi que le vulgaire explique la présence d'un énorme amas de grès superposés, gisant au milieu de landes incultes et sauvages, et auquel se rattachent des histoires de fées et de sorcellerie. Car, si l'on en croit les racontars, des réunions nocturnes, des danses sataniques, et tous les accessoires obligés des sabbats auraient encore lieu, autour de sette pyramide siliceuse, appelée dans le pays la Hottée de Gargantua ou du diable, deux êtres bien connus des antiquaires.