La légende de Tout-Le-Monde, le vacher de Chauny [Chauny (Aisne)]

Publié le 3 juillet 2024 Thématiques: Berger , Origine , Origine d'une tradition , Paysan , Troupeau , Tumulus ,

Homme géant gardant son troupeau
Homme géant gardant son troupeau. Source Dall-E 3
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Source: Poquet, Alexandre / Les légendes historiques du département de l'Aisne (1879) (3 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Saint-Camp à Senicourt / Chauny / Aisne / France

Si, [...] les forêts ont leurs sombres drames, leurs aventures tragiques, les centres agricoles, le sol fertile des campagnes, nous offrent aussi leurs mystères champêtres et leurs légendes généralement plus douces. Chauny, sous ce rapport, n'a rien à envier à qui que ce soit. Il possède dans son vacher, Tout le Monde, et son immortel troupeau une notoriété historique sans pareille, grâce à ce dicton qui l'a fait connaître dans maints pays de France et de l'étranger.

Il suffit de jeter un coup d'œil sur Chauny et son paysage pour comprendre que, de toute antiquité, il fut un pays de grands et riches pâturages. Situé au milieu d'immenses prairies, arrosées par des eaux abondantes, il a dû posséder à toutes les époques de nombreux troupeaux de vaches, de chevaux et de moutons qui paissaient, tantôt en liberté, tantôt sous la garde d'un homme chargé de veiller à leur conservation. Cet homme, ordinairement choisi et agréé par le mayeur et les échevins de la ville, avait donc pour mission de conduire et de surveiller, dans les terrains communaux, les bêtes confiées à ses soins. Comme garantie de sa gestion ou plutôt de son mandat, on l'obligeait à prêter serment entre les mains des autorités. Là il promettait solennellement de bien remplir les devoirs de sa charge. En cas de plaintes graves ou d'infraction à la parole jurée, les magistrats pouvaient le déposer de son office.

Envisagées à ce point de vue et avec ce cérémonial, les fonctions de vacher, toutes viles qu'elles paraissent, avaient néanmoins leur mérite et même un certain relief public. Et on peut dire que Tout-le-Monde n'a pas peu contribué, sinon à les relever, du moins à faire parler de lui et de ses confrères par toute la France; car son nom est passé depuis longtemps à l'état de proverbe et court le monde ainsi que nous venons de le dire avec une renommée sans égale.

Cependant, quoique la dénomination proverbiale de Tout-le-Monde ou du Vacher de Chauny soit très populaire et employée à chaque instant, on ne s'est guères occupé d'en rechercher l'origine ni de savoir finalement quel était ce personnage fantastique ou réel auquel on a fait jouer différents rôles. Pour être donc fixé à ce sujet, il n'est pas inutile, croyons-nous, de consulter d'abord la tradition populaire. A elle seule, à défaut d'une tradition historique, il appartient de nous renseigner sur ce point.

Or, à ses yeux, le nom de Tout-le-Monde, appliqué à un vacher de Chauny, n'a rien d'idéal ni de fictif. Ce n'est nullement une dénomination allégorique ; mais une appellation vraie et absolue. Elle soutient donc qu'il y eut à Chauny et dans les environs une famille de ce nom, et que l'un des membres de cette famille, ayant été constitué vacher de la communauté chaunoise, ses enfants, pendant un long laps de temps, lui ont succédé dans le même exercice; en sorte qu'on s'est facilement habitué à nommer le vacher de Chauny Tout-le-Monde, lors même que le nouveau titulaire ne portait plus le même nom.

On raconte donc des merveilles de ce vacher modèle, auquel on accorde une force herculéenne, une taille gigantesque, et des habitudes extravagantes. Ainsi on dit qu'il gardait ses vaches à cheval; qu'il faisait franchir à sa monture les ruisseaux et les rivières pour mieux surveiller son troupeau, qui plus est doué d'une puissance qu'on n'attribue qu'aux vieux bergers, ces sorciers patentés du passé, il pouvait ainsi afforer sa houlette en pleine campagne et se désaltérer, sans bourse délier, en faisant le vide dans la futaille d'un pauvre aubergiste du voisinage, qui était loin de s'en douter. Tout-le-Monde pouvait donc, lui aussi, donner à boire du vin, dans son cornet à bouquin, à tous ceux qui venaient le visiter par curiosité.

On ajoute encore qu'il fut vacher pendant soixante-dix ans et qu'il avait près de 120 quand il vint à mourir. Mais, ce qui est plus merveilleux, c'est que, pendant ce long espace de temps, il ne perdit aucune bête, et n'eut aucun accident dans son troupeau. Par amour pour son état il avait demandé à être inhumé dans la prairie de Senicourt, sur un tertre appelé le Saint-Camp ; puis on avait mis sur le tombeau élevé en son honneur cette inscription en langue picarde:
Ichy, chous chete lourde tombe,
Gist li Vacher, dit Tout le Monde,
De Chaulny, chité de grand prix,
Entre mains chités du pays.
Qu'il pasche de Karole la barque,
Autant bien qu'il vuardi no vaque.
Chith trespassa d'ans chent dix neuf,
Si gros de vertu, comme bœuf,
Bouiers, vaques, kevals et aues
Bien vuardez d'enterrompre s'ame.

On dit que depuis cette inhumation les bêtes, par respect pour leur ancien gardien n'ont jamais voulu paître en cet endroit.


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