La légende du trésor du Lapp [Bonn (Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne)]

Publié le 2 mai 2023 Thématiques: Amour , Amour impossible , Esprit , Jeunes gens , Juif , Malédiction , Mariage , Or , Prison , Prisonnier , Procès , Richesse , Trésor ,

Jeune homme et son trésor
Jeune homme et son trésor. Source Midjourney
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Source: Kiefer F.J. / Légendes et traditions du Rhin de Bâle à Rotterdam (1868) (10 minutes)
Lieu: Une maison / Bonn / Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne

Vers la fin du 17. siècle, à l'époque où la ville de Bonn commençait à se relever des malheurs qu'elle avait soufferts durant le siège opiniâtre, heureusement levé alors, vivait dans cette cité un jeune serrurier. Il avait fait son chef-d'oeuvre et voulait s'établir à Endenich, où son père occupait l'emploi d'échevin du tribunal prévôtal séculier. Ce brave homme avait, comme beaucoup d'autres contemporains, perdu son avoir par la guerre; sa maison étant devenue la proie des flammes, il eut la douleur de perdre son fils ainé, son favori, au moment où celui-ci avait poussé à l'excès l'ardeur de sauver les objets les plus précieux.

Accablé sous le poids de cette douleur, le vieillard résolut de passer le restant de ses jours dans le repos, de jouir de la présence de son autre fils et de trouver dans le bonheur de celui-ci son propre bonheur. Le métier de serrurier était lucratif; partout il fallait restaurer ou rebâtir, de tous côtés s'agitaient des bras vaillants pour effacer les traces de la guerre désastreuse. Le bonheur du jeune maître ne fut pas longtemps sans être troublé. Il s'éprit de la fille d'un autre échevin de l'endroit, et sa passion grandissait au point qu'il ne crut pouvoir vivre sans l'objet de son adoration. Malheureusement il ne fallait pas s'attendre à une réception favorable de la part de Monsieur Heribert, l'auteur des jours de Marguerite. Quoique lui aussi eût beaucoup perdu dans la guerre, et qu'il ne lui fût même rien resté en apparence; l'on vit cependant et cela surprenait tout le monde -- l'on vit s'élever de leurs cendres ses maisons et ses granges incendiées, l'on vit devenir libres ses champs hypothéqués, on le vit enfin lui-même étaler une fortune qu'il n'avait point possédée auparavant et qu'il n'avait pu acquérir honnêtement depuis lors. Plus d'une fois les voisins s'entretinrent à ce propos et se communiquèrent mutuellement leurs conjectures sur la situation énigmatique d'Héribert. Quelques-uns d'entr'eux, et c'étaient les moins médisants, pensaient, qu'il avait beaucoup gagné par des fournitures faites à l'ennemi; d'autres croyaient qu'il avait découvert un trésor enfoui; encore d'autres, et c'était le grand nombre, soutenaient qu'il était en relations avec des esprits et des cobolds auxquels il aurait souscrit son âme; il y en avait qui prétendaient même qu'il avait conclu un contrat avec l'effroi de la contrée, avec l'infernal Lapp, au moyen duquel pacte celui-ci était tenu de lui découvrir des trésors cachés. L'unique chose qui, au milieu de toutes ces présomptions, demeurait avérée et hors de doute, c'était que l'orgueil de l'échevin allait de pair avec sa fortune croissante, et qu'il plongeait ses regards de mépris sur ses pauvres et malheureux concitoyens, ainsi que le font hélas presque tous ceux que la capricieuse déesse Fortune comble de ses faveurs. Maintefois le vaniteux richard avait déclaré, qu'aucun jeune homme du village ne devait prétendre à la main de sa fille, qu'il ne prendrait un gendre que parmi les notabilités de la ville; bref qu'il lui fallait un commerçant aisé ou un employé supérieur. Conrad n'avait donc rien à espérer en suivant le chemin de la droiture; il fallait qu'une étoile rare vînt ouvrir une perspective favorable au pauvre garçon.

Les jeunes gens vraiment épris ne commencent jamais par rechercher la faveur des parents; ils s'adressent plutôt à l'objet même, de leur affection et le serrurier amoureux en agit de même. Marguérite était une fille pure et sans malice, et Conrad le premier qui tâcha d'obtenir son amour. Sa figure agréable, ses manières aimables et gracieuses, sa parole pleine de conviction lui acquéraient la bienveillance des hommes. Il ne fallait donc pas s'étonner de ce que bientôt le cœur de Marguerite fût entièrement sien, et ce en dépit des remontrances paternelles qui n'avaient qu'un seul but celui d'inculquer dans l'esprit de sa fille le mépris des gens moins favorisés que lui de la fortune.

Le voile du mystère qui couvrait depuis longtemps les heureux rendez-vous des amants, dut être subitement déchiré et cela par la main du vieux Héribert lui-même. Il les surprit un jour au milieu de leurs confidences réciproques; emporté par la rage il se précipita entre eux, tel qu'un éclair tombant de la voûte sereine, Conrad reçut un coup de son pesant bâton sur la tête tellement que le jeune homme tombât à la renverse, le père entraîna sa fille tremblante chez lui.

Dès cet instant, il conçut une haine mortelle non seulement contre l'amant de sa fille, mais encore contre le père de celui-ci. Il forgea des plans pour les perdre, et jura qu'il tenterait tous les moyens propres à faire chasser ignominieusement de l'endroit les gens qu'il détestait. Il voulut qu'ils devinssent le sujet de la dérision générale.

Un scélérat riche n'a que trop de moyens à sa disposition pour l'exécution de ses vues honteuses, et Héribert sut tirer tout le parti possible de ces moyens. Bientôt le père de Conrad fut pressé de tous côtés, les créanciers affluèrent à sa maison, la vente de son avoir fut prochaine, sa ruine inévitable tout cela à la suite des intrigues de son ennemi. Mais en dépit de la réussite de ses intrigues, il ne parvint point à détruire le penchant d'amour du cœur de sa fille, ni à priver les amants des moyens de se voir. A minuit, au milieu des ténèbres, lorsque le village entier était plongé dans le sommeil, et que le veilleur seul annonçait l'heure, les jeunes gens se trouvaient d'ordinaire ensemble et se répétaient les serments d'un amour réciproque.

Une fois, Conrad avait escaladé le long des faibles branches d'une vigne la fenêtre de sa belle, et tandis qu'à l'entour le village et les champs étaient enveloppés dans les ténèbres, les amants s'entretinrent dans une parfaite insouciance de leurs personnes. Mais voilà que tout-à-coup s'ouvrit une autre fenêtre de la maison, et que la voix tonnante du vieillard fit entendre les mots de: „Coquin, voleur! déguerpis à l'instant, sinon mon fusil te couche par terre!"

Surpris et effrayé Conrad descendit les branches de la vigne, mais reprenant ses sens, il s'arrêta courageux et cria à Héribert: „Quoique dans l'obsurité de la nuit vous m'ayez surpris à votre fenêtre, vous n'ignorez pas cependant que je suis venu dans de bonnes intentions et que l'amour pour votre fille me fait seul faire ce pas. Vous me haïssez, parce que je ne suis pas riche, comme vous; mais qui sait de quelle manière vous avez acquis vos trésors? Moi aussi je pourrais beaucoup obtenir de l'infernal Lapp, si je voulais être son affilié; car moi aussi je sais me taire comme il le veut. Ne me donneriez-vous pas aussi Marguerite pour épouse, si je venais vous la demander avec une charge d'or ?“ Un coup de fusil fut la réponse à cette question téméraire. La balle manqua toutefois son but, mais le désespoir ne s'empara que d'autant plus fort du cœur de Conrad; car c'était alors qu'il vit clairement qu'il n'y avait point d'espoir de bonheur pour lui, à moins qu'il ne trouvât le moyen d'égaler l'insensible vieillard en fortune et en richesses.

Absorbé ainsi par ses sombres pensées et couvant toute sorte des projets, le malheureux se dirigea vers sa demeure. L'horloge sonnait minuit et c'était comme si les coups réveillaient dans l'âme de Conrad une pensée à laquelle il était resté étranger jusqu'à ce moment. „Que serait-ce,“ lui souffla son mauvais génie, „si moi, qui suis du reste sans espoir, je risquais la dernière, l'unique chose que je puis encore risquer; si effectivement, même au détriment de mon âme, j'appelais à mon secours le terrible Lapp qui habitant sous les tombeaux du cimetière, écoute l'appel de minuit? soit!“ se dit-il en lui-même, en courant vers le lieu fatal. Trois fois il y cria le nom redouté; l'appel fut réfléchi par les murs d'une manière sinistre et sépulcrale, et des profondeurs s'éleva une figure effrayante, elle se tint devant lui avec ses regards de feu et lui demanda d'une voix horrible: „Que me veux-tu ?“

Conrad faillit s'évanouir; il ne savait que bégayer ces mots: „il me faut de l'argent, tâche de m'en procurer!“ Lapp lui fit signe de le suivre, et le mena dans les profondeurs d'un bois. L'esprit lui désigna là un endroit, et après lui avoir recommandé le silence en appuyant les doigts sur la bouche, disparut à ses regards. Conrad s'enfuit aussitôt pour retourner chez lui comme s'il eut été poursuivi par les furies; une fièvre brûlante le tint plusieurs jours au lit. Reprenant enfin courage, il retourna pendant une nuit obscure à l'endroit désigné; car il n'avait aucun doute, le trésor devait être là. Et en effet après avoir creusé pendant quelque temps, il trouva un coffre en fer plein de monnaie d'or et d'argent tant du pays que de l'étranger. Il se hâta de remplir ses poches. Le lendemain il alla à Bonn, et s'y acheta une maison, où il voulait exercer sa profession en grand. Mais presque tous les soirs il sortit de la ville pour aller chercher les fonds restants, en ayant soin de recouvrir chaque fois le trou creusé de manière que personne n'y pût remarquer rien d'extraordinaire.

Comme il y avait eu une guerre, peu de temps auparavant, personne ne pouvait trouver étrange, que Conrad fût parvenu à tant d'argent. Des entreprises hasardeuses, des services dangereux étaient parfois récompensés par des sommes considérables dans ces temps de trouble, et plus d'un, heureux ou malheureux avait exposé vie et honneur, pour parvenir à la fortune. Il n'y avait que les démarches nocturnes du jeune maître qui, par ci par là, attiraient l'attention et donnaient matière à soupçons.

Conrad ayant arrangé sa maison, payé les dettes de son père, délivré les biens hypothéqués de celui-ci, put enfin rivaliser de richesses avec l'échevin Héribert, et dépasser celui-ci en luxe et magnificence. Dès lors il alla réitérer la demande naguère faite en vain. Aussi trouva-t-il maintenant le vieillard favorablement disposé; le futur gendre n'était d'ailleurs plus le même homme, il était devenu riche. Le mariage fut donc célébré, et le couple fortuné était au comble de ses désirs.

Mais les adversités que Conrad avait eu à combattre jusqu'ici, n'étaient pas encore à leur fin. La jeune femme non moins curieuse que ses autres sœurs en Eve, désirait savoir, comment son mari avait pu réussir à amasser son bien actuel. Elle le vexait, et le tourmentait dans les moments les plus intimes de questions sans fin, et employait à cet effet toutes les ruses dont une belle femme dispose pendant la lune de miel, de sorte que ses explications évasives ne pouvaient plus le tirer d'embarras. Déjà il était sur le point de lui tout confier, lorsqu'un soir des sergents et des suppôts de justice pénétrèrent dans sa maison, s'emparèrent de lui, et sans lui décliner aucun motif, le jetèrent en prison. Il devait prouver devant le tribunal l'origine de sa fortune, et comme il s'y refusait obstinément, on procéda immédiatement à la torture. Les douleurs extrêmes lui arrachèrent l'aveu d'avoir trouvé un trésor; le tribunal parut se contenter de cette explication et lui laissa quelques jours de répit. Dans l'intervalle il eut la visite de sa femme éplorée, à laquelle on avait accordé accès auprès du prisonnier dans l'intention d'épier leurs mutuels épanchements. Ici dans la prison, pendant les courts instants d'une réunion en même temps douce et pénible, Conrad avoua à sa femme la vérité toute entière concernant sa rapide fortune, et les espions se hâtèrent de tout rapporter aux juges. Cependant cela n'eut aucune suite fâcheuse pour le moment; car d'après les circonstances découvertes, la chambre électorale aurait, par voie de justice, pu faire valoir ses droits sur le trésor, mais il fallait en même temps libérer le chercheur de trésors, et Conrad put en conséquence quitter la prison; de plus, l'électeur accordait au jeune homme au cas qu'il pût constater la vérité de ses assertions, la faveur de pouvoir garder l'argent. Mais voilà qu'au moment où Conrad s'ingénie à réunir ses preuves, les juifs de Bonn répandent le bruit que l'un des leurs, le riche Abraham, qui avait servi d'espion à plusieurs partis et amassé de la sorte une fortune considérable, avait disparu en route, et que sans nul doute il avait été assassiné. On faisait en même temps entendre, que l'on soupçonnait de cet assassinat le serrurier déjà sous le coup de la justice. Il n'en fallait pas davantage à cette époque pour faire de nouveau emprisonner cet homme qui avait déjà tant souffert, et pour le soumettre de nouveau à la torture. Une torture plus rigoureuse parvint à arracher au malheureux un aveu qu'il retracta après coup, mais qu'il ne sut anéantir. Rien que les courses nocturnes d'autrefois pour lesquelles Conrad avait déjà été soupçonné, parurent témoigner alors suffisamment contre lui, et d'après l'avis des juges il fallait encore finalement lui extorquer les noms de complices qu'il devait avoir à ce que l'on croyait. Après des tortures réitérées le malheureux finit par déclarer qu'il avait eu un complice et que ce complice avait été son beau-père qui d'un coup de fusil aurait tué Abraham. Il fit de préférence cette déclaration, voulant plutôt perdre le vieux Héribert, cause première de toutes ses infortunes, que toute autre personne innocente. La suite de cet aveu fut l'emprisonnement de l'échevin effrayé, qui de son côté avoua aussi après plusieurs tortures, tout ce que l'on voulait, et les juges de les condamner immédiatement tous les deux à mourir par la main du bourreau.

Déjà était arrivé le jour de l'exécution, déjà les deux condamnés étaient trainés vers l'échafaud, et déjà le drame de l'exécution allait être déroulé au peuple, lorsqu'un évènement tout imprévu vint établir l'innocence de Conrad.

Un juif revenant d'un long voyage apprit à son entrée en ville l'exécution qui allait avoir lieu, et courut vers le lieu du supplice en s'écriant: „Arrêtez! Arrêtez!" et perçant la foule s'approcha des juges - c'était Abraham qu'on croyait mort. La nouvelle du retour du juif se répandit comme un éclair parmi le peuple assemblé, et les deux condamnés furent ramenés chez eux au milieu d'une jubilation générale.

Quelque grande que fût la satisfaction des délivrés, l'angoisse de la mort, la torture et l'ignominie avaient produit une impression ineffaçable sur toute la personne de Conrad. Il fut depuis lors incapable de tout travail et de tout plaisir de la vie, et son épouse aussi devint d'une mélancolie profonde. Ils quittèrent ensemble la ville pour se retirer à Endenich, où leurs pères aussi vécurent dans le plus complet isolement.

L'union de Conrad demeura stérile; aussi léguat-il, afin d'effacer par une bonne oeuvre la faute d'avoir acquis des trésors au moyen de l'esprit des ténèbres, toute sa fortune et tous ses biens à des églises et à des institutions pieuses.


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