La légende des deux musiciens bossus d'Aix-la-Chapelle [Aix-la-Chapelle (Aachen),(Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne)]

Publié le 2 avril 2023 Thématiques: Amour , Amour impossible , Barbares , Bossu , Danse , Demande en mariage , Guérison , Mariage , Musicien , Punition , Récompense , Sorcellerie , Sorcière ,

Fischpüddelchen
Carolus Ludovicus (Diskussion), CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Kiefer F.J. / Légendes et traditions du Rhin de Bâle à Rotterdam (1868) (9 minutes)
Lieu: Ancien marché aux poissons / Aix-la-Chapelle (Aachen) / Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne

Autrefois vivaient dans la ville d'Aix-la-Chapelle deux musiciens qui gagnaient leur vie en jouant du violon, soit aux danses, soit aux fêtes de tout genre. L'un appelé Friedel, était adroit et gaillard, plein de vie, de gaîté et d'amour pour son art qui, à cette époque, ne s'était pas encore débarrassé des langes de l'enfance. Ce Friedel était doué d'une physionomie si intéressante qu'il aurait pu passer pour beau, s'il n'eût eu une difformité corporelle .... une énorme bosse. L'autre appelé Heinz portait, par un hasard singulier, le même défaut, du reste il était laid à faire peur. Cheveux roux et hérissés, petits yeux verts, regards incertains et pénétrants, un trait malicieux contractant sa bouche énorme, voilà ce qui rendait sa présence désagréable. Il n'est donc pas étonnant, que dans toutes les réunions on accordât la préférence au violon de Friedel, tandis que celui de Heinz n'était qu'un pis aller. D'ailleurs Heinz était un massacre, et Friedel menait l'archet en maître, jouait des mélodies pleines d'âme, et se conduisait de si bonne façon qu'il était recherché partout. Son compagnon de métier au contraire, offensait autant les oreilles par son crincrin disharmonieux, qu'il repoussait le monde et surtout les belles par sa disgracieuse personne.

Tout artiste est sensible à l'amour, Friedel en sentit aussi les douces atteintes. Agathe, la fille unique d'un marchand de vin, devint l'objet de sa tendre passion; et en dépit des disproportions de son dos, il eut le bonheur de plaire à celle qu'il adorait: preuve convaincante que l'amour accompagné de manières nobles et agréables l'emporte sur la simple beauté physique.

Les amants auraient pu être heureux, si le père d'Agathe n'avait pas été un homme arrogant et fier qui estimait pardessus toutes choses la fortune, et qui songeait à se choisir un beau-fils dans les maisons les plus huppées de la ville. L'avenir des deux jeunes gens ne se présentait donc pas sous un aspect souriant, et ils n'osaient se décider à un pas décisif avant d'y être obligés par la force des circonstances. Agathe devait, suivant la volonté paternelle, donner sa main à un jeune homme riche, mais dont la nullité et l'inconduite lui étaient connues; Friedel osa donc, dans cette angoisse, se présenter au marchand, lui découvrir ses sentiments et insister pour obtenir la main de la demoiselle.

Un rire éclatant de mépris fut la réponse à sa demande. „Pensez-vous s'écria le marchand vaniteux, que je sois tellement embarrassé d'avoir un beau-fils, que je doive jeter ma fille à la tête d'un musicien qui pour un maigre salaire fait danser le monde? Ou bien, pensez-vous m'être plus agréable, parce que vous avez sur le dos un surcroit de charmes, lequel vous va à ravir? Non, vraiment,“ poursuivit-il, nous n'en sommes pas là, Dieu merci, à accepter un gendre qui pourrait transmettre sa difformité à tous ses descendants et qui m'exposerait à la risée de toute la ville. Il accompagnait ces paroles d'un mouvement de main qui indiquait à Friedel, qu'il eût à prendre congé.

Le malheureux jeune homme partit incontinent, il était profondément blessé, et portait une rancune haineuse aux hommes qui lui faisaient sentir si durement son malheur immérité. Il se précipita hors de la ville, courant sans savoir où, dans des sentiers non frayés. Il ne revint à lui qu'à la nuit tombante, étonné de se trouver couché sous un arbre et baigné de sueurs. Il ne connaissait point la contrée, et ne savait comment retrouver le chemin de la ville. Il était déjà bien tard, lorsqu'il arriva enfin, après bien des détours, aux portes de la ville. Friedel en parcourant les rues sombres et désertes, venait d'entendre la cloche tinter ses douze lents coups de minuit.

N'eût-il pas été occupé d'une unique pensée, eût-il pu à loisir observer ce qui l'entourait, il aurait remarqué plus d'un objet propre à l'épouvanter. Un essaim de hiboux entourait en croassant les vieilles tours et les hauts pignons de la ville, des choucas et d'autres oiseaux de nuit les accompagnaient de leurs cris lugubres. Des éclairs pâles et fauves serpentaient au milieu de sifflements et de mugissements à travers l'air, tandis qu'une armée de figures étranges passait au-dessus des maisons.

Un observateur attentif aurait facilement démêlé, dans ces figures une troupe de sorcières montées sur leur balais, lesquelles se dirigeaient toutes vers le marché-aux-poissons appelé en jargon d'Aix-la-Chapelle Perwisch. Le promeneur amoureux et solitaire qui n'avait rien vu de tout cela, dirigeait aussi ses pas vers ce lieu; mais à peine avait-il mis le pied sur cette place, qu'un spectacle merveilleux le surprit.

Un éclat vif projeté par des milliers de petites lumières voltigeant dans les airs, pareilles à de petites flammes de phosphore, produisait au marché une illumination magique toute particulière. Une foule nombreuse de figures féminines se mouvait en silence au milieu de ce jour factice, et le nombre de celles qui arrivaient grossissait sans cesse. Quel que fût l'étonnement de Friedel, sa curiosité le fit avancer davantage, et son courage naturel le poussa sur un point, d'où il put à son aise examiner la singulière assemblée. Il venait de se ressouvenir que c'était ce jour là quatre-temps, et que suivant la croyance générale de cette époque le pique-nique des sorcières devait avoir lieu à minuit au marché-aux-poissons, lorsqu'une dame s'avança vers lui, laquelle paraissait être, à en juger d'après sa toilette et son air, la plus distinguée de la société, aussi avait-elle avec l'épouse du bourgmestre de la ville une ressemblance frappante. Elle le prit par la main et le mena vers une table chargée de bonbons de toute espèce, ainsi que des boissons les plus exquises. Elle l'obligea à se restaurer, et après qu'il se fut rendu volontairement à cette invitation, elle lui présenta un excellent violon avec la prière de faire danser la joyeuse compagnie qui, jusqu'alors, s'était également occupée à goûter les friandises servies; Friedel n'avait donc pas été surpris du silence qui s'observait dans la réunion quoique celle-ci fût uniquement composée de dames.

Dès qu'il fit vibrer les cordes de l'instrument, il у eut une levée générale; les tables et les bancs furent mis de côté, et Friedel n'était guère à son aise, quand il vit que la conversation la plus animée avait lieu, sans qu'un seul son vînt frapper son oreille.

Les quadrilles étaient formés et sur le signal de la dame présidente, le bal improvisé s'ouvrit. Friedel représentant, suivant l'invitation qui lui avait été faite, l'orchestre, se mit à jouer des airs gais et joyeux; mais il fallait que son violon fût ensorcelé; car, malgré lui, la mesure était accélérée, et les couples tournoyaient de plus en plus vite, jusqu'à ce que tout se terminât par un pêlemêle diabolique. Le joueur tomba enfin épuisé sur une chaise, la musique se tut et la danse cessa. A cet instant revint auprès de Friedel la dame qui l'avait d'abord engagé à jouer, et par un sourire doux et affable lui témoigna sa satisfaction toute entière, lui disant tout bas: „Mets-toi à genoux et reçois l'expression de notre commune reconnaissance pour le plaisir que tu nous as procuré.“ Puis elle gazouilla des paroles bizarres au-dessus de sa tête tandis qu'il avait les genoux à terre, lui posa, en prononçant un exorcisme, la main gauche sur la proéminence dorsale, et lui enleva avec une facilité étonnante, ce don d'une nature marâtre. Le dépôt fût placé dans un plat vide et immédiatement recouvert. Cette opération était à peine terminée, que l'horloge fit entendre une heure, et aussitôt disparut la société, avec tous les ustensiles, tables, bancs et flambeaux. Friedel se trouva seul au milieu de la place ténébreuse.

Troublé par ce singulier évènement et accablé par la fièvre, il courut vers sa demeure, afin d'y goûter le repos; mais des songes fort drôles l'y poursuivaient. Tantôt il se croyait en fuite avec Agathe, et il voyait derrière eux le marchand de vin transformé en un nain à longues jambes; tantôt son amante lui apparaissait sous la figure de l'épouse du bourgmestre; tantôt il voyait cette dame devant l'autel et prête à contracter l'hymenée avec le violon Heinz qui avait acquis une taille d'Adonis.

Ces rêves continuèrent jusqu'au matin; et les images que le sommeil lui avait apportées, lui firent croire maintenant, que tous les évènements de la nuit écoulée n'avaient été qu'un jeu de son imagination. Mais voilà qu’un regard jeté sur le miroir lui démontre qu'il est délivré de sa bosse et qu'il se trouve droit et élancé. Il n'est pas peu étonné de trouver en outre son gousset fourni d'une bonne somme d'argent. Il peut dorénavant se mettre en ligne avec les gens les plus fortunés de la ville.

La joie qu'il ressentait et de sa métamorphose et de ses richesses le poussa vers la maison de son amante. Il y rencontra le père d'Agathe; celui-ci le regarda d'un air hébété, ne sachant s'il avait à faire à un étranger ou bien au musicien qui la veille encore, doué de sa bosse, lui avait bégayé une demande en mariage.

Après que toute incertitude à cet égard eut disparu, le jeune homme renouvela ses instances, et cette fois avec bonheur. Toutefois ce ne fut pas tant le redressement de sa taille que l'exhibition des pièces d'or qui opérèrent ce changement favorable. Le vieillard promit que les noces se feraient au bout de trois mois. Qui peut décrire le bonheur des amants? Or l'aventure nocturne confiée par Friedel à son beau-père sous le sceau du secret, s'était pourtant ébruitée, et était même parvenue aux oreilles du bossu aux cheveux roux. Si celui-ci avait déjà envié et haï Friedel comme musicien plus habile et plus recherché que lui, il poussa, dès ce moment, sa haine et sa jalousie à l'excès. Il s'efforça de débiter sur le compte de son heureux rival les choses les plus odieuses; il racontait à tout le monde l'origine de sa métamorphose et de sa fortune, et tout en ornant ces faits de mensonges et de calomnies, ne manquait pas d'insinuer que le bon jeune homme était un affilié du diable et qu'il avait des relations non-équivoques avec des sorcières.

Heinz cependant résolut, à part lui, de faire sa fortune de la même manière. Il se flattait de l'espoir d'être au moins aussi bien traité que son collègue.

Lorsque vint la nuit des quatre-temps où se célébraient les noces de Friedel, Heinz courut avec son violon au marché-aux-poissons, résolu, non seulement à se laisser débarrasser de son fardeau naturel, mais encore à se faire doter plus richement.

La fête des sorcières était effectivement en train. Les lumières scintillaient, les femmes en grande toilette mangeaient et buvaient à des tables bien servies, et de tous côtés régnait une agitation joyeuse, toutefois sans le moindre bruit. Heinz s'avança hardiment et fit connaître par des signes qu'il était prêt à manier l'archet. On fit aussitôt place comme la dernière fois, et la danse commença. Mais comme le musicien regardait avidement les vases d'or qui l'environnaient, et que le désir du gain l'occupait plus que la mesure de la mélodie, son jeu devint de plus en plus confus, et il finit par gratter d'une manière si pitoyable sur son violon déjà si peu harmonieux, que les danseuses, dont les corps aériens devaient frissonner péniblement à ces sons barbares, se démenaient comme des furies. Le massacre prit ce tournoiement confus pour une preuve de la bonté de son jeu, et bouffi d'orgueil, commit la sottise d'appeler par leurs noms plusieurs dames de la ville qu'il croyait reconnaître. Mais alors le mécontentement des danseuses fut au comble; lançant des regards de colère, elles lui tinrent les poings sous le nez, et lui firent comprendre distinctement qu'il eût à cesser sa raclerie. Puis la présidente de l'assemblée lui ordonna de s'agenouiller pour qu'il reçut sa récompense. Cet ordre fit supposer à Heinz, que sa musique avait plu et que c'était coutume de sorcières que de se montrer fâchées. Il crut donc le moment propice pour demander une foule de choses. A cet effet il désigna les coupes les plus précieuses, et il tendait déjà les mains pour s'en emparer, lorsqu'il reçut un violent soufflet. Alors la dame sortit d'un plat-couvert la bosse enlevée à Friedel, et avant que Heinz put s'en apercevoir, elle la lui fixa sur la poitrine. Au même instant l'horloge sonna une heure. Tout disparut aux regards effrayés de Heinz, et il se retrouva seul dans la rue sombre et déserte,

Qui peindra la rage et le désespoir du malheureux en se voyant accablé du double fardeau. Malheureusement il fut assez insensé pour raconter son aventure; dès qu'il se montrait, on se mit à rire et on se moquait de lui. Friedel fut le seul qui eut compassion de celui que tout le monde bafouait, et il le soutint jusqu'à la fin de ses jours.


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