S'il est un personnage légendaire dans la paroisse de Loisé, commune de Mortagne, c'est assurément Mathurin Fouquet, dont les sorcelleries sont encore présentes à la mémoire des vieillards. Ils ne l'ont pas connu, il est vrai, mais leurs parents, qui étaient ses contemporains, leur ont cent fois raconté les méfaits du sorcier.
Dans une misérable maisonnette, située au fond d'une cour placée derrière les bâtiments qui s'élèvent devant l'église de Loisé, vivait, vers 1730, un petit vieillard alerte et gouailleur, redouté de ses voisins, mis en butte aux plaisanteries des enfants et de tous ceux qui ne le connaissaient pas, à cause de sa mise grotesque datant d'une époque depuis longtemps passée c'était Mathurin Fouquet.
Dans l'hiver, Mathurin ne paraissait presque pas : il était continuellement en tête-à-tête avec le diable, disaient les bonnes femmes, et complotait avec lui les coups qui devaient être mis en exécution au printemps.
Le seigneur de Loisé, M. Descorches de Sainte-Croix, avait plus d'une fois essayé de purger la paroisse de ce redoutable voisin, mais toutes ses tentatives avaient échoué devant la ténacité de Mathurin, que Satan couvrait de sa haute protection.
Si dans l'hiver on ne lui voyait rien faire, il est juste de dire qu'en toute autre saison on n'en voyait pas davantage, ce qui n'empêchait pas qu'à lui seul il en faisait plus que dix travailleurs réunis.
Un jour, il avait été appelé à faucher le pré de Beauvais, d'une contenance de plusieurs hectares. Midi était déjà sonné et il n'avait pas encore abattu un seul brin d'herbe, s'étant contenté de battre sa faulx. A toutes les demandes qui lui étaient faites pour savoir s'il allait bientôt se mettre au travail, il répondait invariablement :
– Et quand le pré sera fauché quoi qu'c'est qu' faudra faire ?
Impatientés et n'osant pas insister de crainte de l'irriter, ceux qui l'interrogeaient prirent le parti de le laisser agir à sa guise, et quand, le soir il rentra à la ferme de Beauvais, non seulement le travail commandé était fini, mais deux autres prés voisins étaient également fauchés, et cependant personne ne l'avait vu à l'œuvre.
Une autre fois, étant assis au soleil, sur les marches de l'église, deux femmes d'un village voisin, conduisant un âne chargé de linge qu'elles allaient laver, passèrent près de lui et se mirent à rire de sa posture. Aussitôt leur baudet s'arrêta, et elles eurent beau le tirer, le pousser, le frapper, il ne voulut point faire un pas de plus. Ce que voyant, Fouquet leur dit de sa voix railleuse :
– Oui dà, mes bonnes femmes, c'est bien fait ! Ça vous apprendra à vous moquer de ceux qui ne vous disent rien. Maintenant allez et ne recommencez plus.
Et l'âne, sans qu'on lui dit rien, reprit sa route. Une antre fois encore, près du Gué, le domestique de M. de Sainte-Croix s'étant de même moqué de lui en passant avec la voiture de son maître. vit tout-à-coup ses chevaux se mettre à danser et faire mille cabrioles qui l'effrayèrent fort. Inquiet et n'osant aller plus loin, il descendit de son siège pour les dételer. Après beaucoup de peine et non sans danger, il y parvint et voulut les ramener à l'écurie, mais inutilement; ils se cabraient, ruaient, se roulaient à terre, etc., si bien que leur conducteur les croyant ensorcelés eut recours à Mathurin pour les remettre dans leur état normal.
– Je le veux bien, dit le sorcier, mais à la condition que tu vas me conduire à Mortagne dans la voiture de ton maître, que tu me ramèneras ici et que tu me salueras à toutes les fois que je me trouverai sur ton chemin.
Après bien des difficultés, le valet consentit à ce que lui demandait le sorcier.
Ce dernier prit alors un peu d'eau à la rivière, en jeta à la tête des chevaux qui se calmèrent à l'instant. Il monta ensuite en voiture, se fit promener dans les rues de Mortagne, donnant force saluts aux gens qu'il rencontrait, affectant des airs de grand seigneur, et se fit ensuite ramener à Loisé, où le cocher lui tint la portière pour descendre en se promettant bien de ne plus rire de lui à l'avenir.
Le nombre des méfaits que l'on reproche à la mémoire de Mathurin Fouquet est incalculable. Indépendamment des sorts qu'on l'accusait de jeter à ceux qui lui déplaisaient ou qui le bravaient, le jour, dans le temps des faucheries, il frottait, avec une plante de lui seul connue, pour les empêcher de couper, les faulx de ceux à qui il en voulait; jetait dans leur boisson, quand ils étaient à déjeuner sur les prés, certaine poudre qui les endormait; cachait les effets qu'ils avaient déposé à terre pour avoir moins chaud, etc. La nuit, il courait par les chemins pour faire peur aux passants; pendait des chats aux marteaux des portes, non-seulement à Loisé, mais encore à Mortagne; faisait hurler les loups, aboyer les chiens pour empêcher de dormir les gens des campagnes; détournait les gens ivres de leur route, leur barbouillait la figure de noir ou se donnait le malin plaisir de les faire tomber dans la rivière où il les laissait barbotter tout à leur aise jusqu'à ce qu'il les voie en danger de se noyer (dans ce dernier cas, il les retirait, dit-on); se rendait quelquefois sur la butte de Champaillaume avec d'autres sorciers et sorcières pour aller au sabbat, etc.
Le chevalier de Sainte-Croix, pour avoir voulu se débarrasser de son voisinage, fut privé de sommeil pendant quatre jours et quatre nuits. Sitôt qu'il fermait les yeux pour s'endormir, l'image moqueuse du sorcier lui apparaissait et il était forcé de les ouvrir.
Cependant la mort, qui ne perd jamais ses droits, même avec les sorciers, enleva un beau matin le redouté Mathurin Fouquet. On le trouva sans vie sur le seuil de sa porte.
Sur la demande des voisins, le vicaire de Loisé (il y en avait un à cette époque) se rendit à la demeure du défunt et, dans la rapide inspection qu'il en fit, aperçut sur une petite planche, près de la cheminée, quelques livres couverts en parchemin. y avait encore dans l'âtre plusieurs morceaux de bois allumés de la veille qui achevaient de se consumer. A la prière des assistants, qui ne se souciaient point de se mettre en contact avec des livres ayant appartenu à un auxiliaire de Satan, le vicaire les jeta dans le feu.
O surprise! le papier ne s'enflamme pas. On eut beau attiser les charbons, mettre du bois sec pardessus et souffler sur le tout, rien n'y fit; les livres restèrent intacts. On les laissa là.
Quand le corps du mort fut inhumé, son repaire fut fermé et resta dans l'état où on l'avait laissé, jusqu'à ce que le pâté de maisons duquel il dépendait fut vendu. Les acquéreurs, malgré les recherches auxquelles ils se livrèrent, ne trouvèrent point les livres en question ni quoi que ce soit qui leur parût en dehors des choses ordinaires; ils ne se firent aucun scrupule de rendre à l'habitation du sorcier sa destination primitive.
Il y a peu d'années encore, on se servait dans la partie basse de Mortagne, du souvenir de Mathurin Fouquet pour effrayer les enfants qui n'étaient pas sages. Aujourd'hui on n'en parle presque plus. « Sic transit gloria mundi. »