Il y a longtemps, bien longtemps, vivait à l'ouest de Longny, un pauvre homme du nom de Tony. Sa cabane, placée à mi-côte de la rampe que le voyageur venant de Mortagne est obligé de descendre pour entrer dans le bourg, était si misérable, qu'on ne pouvait passer près d'elle sans être saisi d'un sentiment de pitié.
Tony était d'une taille au-dessus de la moyenne, fortement constitué, porteur d'une physionomie douce pourtant, mais si velu, si velu, que dans le pays, les gens ne l'appelaient que Tony-le-Loup. Ses habitudes, du reste, semblaient concorder avec le surnom qu'on lui avait donné debout toujours avant l'aube, il quittait sa cabane pour s'enfoncer dans la forêt et n'y rentrait que l'orsque la nuit enveloppait complètement la terre.
On ne lui connaissait pas d'amis dans le bourg; il ne parlait à personne, et si par hasard, dans le jour, quelqu'un le rencontrait dans les bois, il se détournait de son chemin et prenait une autre direction, évitant tout prétexte à conversation. C'était en un mot une énigme vivante que personne à Longny n'avait pu deviner.
Il faut dire aussi qu'à cette époque la population du bourg, qui d'ailleurs était très-restreinte, avait bien assez de combattre sa propre misère sans s'occuper de celle de Tony-le-Loup.
Une seule personne, presque une enfant, avait vu sa curiosité éveillée, an soir d'hiver en passant près de la cabane du pauvre homme. S'étant attardée à la recherche de sa chèvre, qui s'était égarée dans la forêt, elle rentrait au village, quand elle entendit tout-à-coup un chant religieux semblant sortir de la demeure de Tony. La voix qui le disait était si douce, si pure, quoique semblant appartenir à un homme, qu'entraînée par les notes touchantes de cette musique, la jeune fille, croyante comme on l'était dans ce temps là, ne douta pas un instant que quelque ange fut descendu du ciel pour consoler le Loup et lui faire supporter patiemment sa misère. Frappée de cette idée, elle tomba à genoux devant la cabane et se mit à prier.
Absorbée dans son acte de dévotion, l'enfant ne s'aperçut pas que les chants avaient cessé, et que, par la porte entrebâillée, s'échappait un rayon de lumière qui aurait pu lui permettre de voir à l'intérieur.
Sa prière finie, elle se releva, et, n'entendant plus rien, continua sa route, sans parler à personne de ce qui lui était arrivé.
L'existence de Tony-le-Loup était donc un secret que personne du bourg ne connaissait encore, lorsqu'un jour le seigneur de Longny, chassant dans la forêt, rencontre un cerf magnifique qui s'enfuit à son approche. Les gentilshommes qui l'accompagnaient se mirent à sa poursuite et allaient bientôt l'atteindre, quand, de derrière un gros arbre, ils virent sortir Tony, qui se plaça devant eux les bras en croix.
Comme retenus par une barrière infranchissable, les chevaux s'arrêtèrent et leurs cavaliers, troublés sans savoir pourquoi, furent impuissants à les faire avancer.
A quelque distance, on apercevait une éclaircie, et, au milieu, une cabane surmontée d'une simple croix de bois.
Tony fit un signe et les chasseurs, obéissant malgré eux, mirent pied à terre et s'avancèrent vers la cabane dans laquelle ils entrèrent.
Elle était presque pleine de monde, mais ce monde n'avait rien de commun avec les mortels ordinaires. Ces êtres ressemblaient plutôt à des fantômes se mouvant dans une atmosphère vaporeuse, qu'à des gens appartenant au monde des vivants. Leurs têtes seules apparaissaient bien nettes au-dessus des tons confus de leurs vêtements, dont il eût été impossible de spécifier ni la couleur ni la nature.
Au bout opposé du sanctuaire, sur un trône d'azur, la reine des anges, tenant son divin fils sur ses genoux, écoutait avec bonté une requête que lui présentait un homme vêtu d'habits misérables et tournant le dos à la foule.
Dans le fond, derrière la vierge, des personnages vêtus de riches habits, ressemblant aux chasseurs eux-mêmes, semblaient faire de grands efforts pour arriver au pied du trône divin; sur leur front on voyait perler la sueur, et leurs mains tachées de sang se tendaient en vain suppliantes, vers les anges qui paraissaient être les gardiens du lieu.
Plus loin encore, presque perdu dans les brouillards, l'ange des ténèbres, semblait les regarder en ricanant.
L'homme qui était aux pieds de la vierge se leva et se tourna vers l'auditoire.
A l'aspect de son visage, les chasseurs demeurèrent frappés d'étonnement ils avaient reconnu Tony-le-Loup.
Souriante, la mère des hommes lui parla. Ce fut comme un signal: la foule des auditeurs impalpables entonna un cantique d'actions de grâces à la fin duquel une grande lumière, comme un éclair, illumina l'enceinte. Instinctivement, les chasseurs tombèrent à genoux, et, quand ils se relevèrent, tout avait disparu ils se trouvaient à l'endroit où, pour la première fois, ils avaient rencontré le cerf.
Ils se hâtèrent de regagner le manoir de Longny, inquiets de ce qu'ils venaient de voir.
Que pouvait donc être ce Tony, qu'on avait ainsi appelé le Loup? C'est ce que résolut d'éclairer le seigneur de Longny.
A cet effet, il alla lui-même le lendemain, accompagné d'un seul page, frapper à la porte de sa cabane, mais selon son habitude, celui qui l'occupait en était déjà parti.
Le seigneur entra néanmoins, la porte n'étant point fermée complètement, et fut fort étonné de ce qu'il vit deux escabeaux de bois, un grabat recouvert de bruyère, une table et quelques ustensiles de cuisine en bois formaient tout le mobilier. Sur la table, une tête de mort était appuyée à un grand crucifix en bois noirci, au pied duquel étaient déposés deux éperons de chevalier et une dague brisée. Au dessus du crucifix, l'image de la Vierge, grossièrement peinte sur un morceau de toile jaune, était collée sur la muraille de terre. Dans un coin, rangées avec symétrie, une multitude de béquilles étaient dressées le long du mur.
La vue de toutes ces choses ne fit qu'aiguillonner la curiosité du seigneur, qui résolut d'attendre Tony pour savoir à quoi s'en tenir sur son compte.
La nuit, comme d'habitude, ramena cet homme étrange à son domicile, et grande fut sa surprise d'y trouver un visiteur.
Aux questions que le sire de Longny lui adressa, Tony lui répondit simplement que s'il désirait connaître sa vie actuelle, rien n'était plus facile, il n'avait qu'à le suivre dans la forêt; quant au passé, c'était un secret qu'il désirait ne point encore divulguer.
Le seigneur n'eût garde de refuser l'offre du Loup le lendemain, au petit jour, il partit avec lui.
Ils avaient à peine marché quelques pas qu'une nuée d'oiseaux, s'envolant des arbres voisins, vinrent voltiger autour de Tony en poussant toutes sortes de cris joyeux. Beaucoup d'entre eux se posèrent même sur ses épaules et sur sa poitrine, en gazouillant comme pour lui témoigner du contentement qu'ils éprouvaient de le voir, puis tous, s'élevant ensemble dans les airs, prirent leur vol dans la direction de la forêt.
Plus loin, quand les promeneurs furent entrés dans les bois, la surprise du seigneur de Longny, déjà éveillée, fut plus grande encore les cerfs, les biches, les sangliers eux-mêmes, non-seulement ne s'enfuyaient pas à leur approche, mais venaient, se jouant, lécher les mains de Tony et solliciter de lui une caresse, puis s'éloignaient du côté où il paraissait vouloir aller lui-même.
On arriva à la porte d'une cabane de bûcheron. Tony y fit entrer son compagnon malgré sa répugnance. Sur un grabat de bruyère, un malheureux gisait meurtri et sanglant. Le Loup s'approcha de lui, le consola, toucha ses plaies et le blessé se leva et marcha. La veille, cet homme abattant un arbre, s'était trouvé pris sous les branches et s'était estropié avec sa cognée. A la vue d'une guérison si prompte, sa famille tomba à genoux pour remercier la Sainte Vierge, qui avait donné à Tony-le-Loup le pouvoir de guérir son chef.
A leur sortie de la cabane, ils virent s'envoler la troupe d'oiseaux et partir en avant les fauves qu'ils avaient déjà rencontrés.
Plus loin, ils se trouvèrent en présence d'un groupe de pauvres gens qui semblaient attendre. A leur approche, ils s'écartèrent avec respect et laissèrent voir un enfant perclus de tous ses membres, qu'ils avaient apporté sur des branches d'arbre disposées en brancard.
Tony s'approcha, le toucha, et l'enfant fut guéri. Marchant toujours, ils entendirent un grand bruit de voix et d'armes. En même temps les oiseaux et les fauves revinrent vers eux en poussant des cris de frayeur.
Les deux hommes s'avancèrent du côté d'où partait le bruit, et aperçurent des hommes armés qui entraînaient une femme et un enfant dont ils venaient de tuer le soutien. Résolument, Tony courut vers eux et leur ordonna de laisser la veuve et l'orphelin. Sur leur refus, il étendit la main et ces hommes furent frappés d'aveuglement. La mère et l'enfan. tout en larmes, tombèrent aux genoux de leur libérateur pour le remercier de leur délivrance.
Le seigneur de Longny, dans les hommes qui avaient voulu commettre le rapt, reconnut des gens à lui et s'engagea à les punir comme ils le méritaient tout en promettant de les mieux surveiller à l'avenir. Peu d'instants après, la vue leur revint et ils furent bien honteux d'avoir été surpris dans leur méchante action par leur seigneur et maître.
Longtemps encore celui qui était si visiblement protégé de la sainte Vierge marcha dans la campagne suivi de son compagnon. Il allait ainsi de chaumière en chaumière, encourageant les pauvres à supporter leur misère, distribuant des secours et des consolations à ceux qui souffraient, guérissant, au nom de la mère du Christ, ceux qui avaient confiance, et partout les pauvres populations lui témoignaient la plus grande veneration.
Quand la journée fut près de se terminer, les oiseaux et les fauves du matin se rassemblèrent encore et firent cortège à leur ami pour le retour.
Le seigneur de Longny, désormais édifié sur le compte de celui qui était venu s'établir sur ses terres mais jaloux intérieurement du respect qu'avaient pour lui les populations des environs, résolut de tout mettre en œuvre pour se débarrasser d'un voisin qui pouvait devenir gênant par son contrôle. Ignorant et orgueilleux, comme tous ses pareils, il ne pouvait se faire à l'idée de voir ses serfs se courber devant un autre que lui, n'admettant pas qu'on puisse éprouver de la reconnaissance ponr un misérable en haillons. Pour arriver à son but, il fit répandre dans le pays que Tony-le-Loup entretenait des relations avec Satan, et, par de secrets émissaires poussa la population de Longny à le chasser de sa demeure.
Cette population, naïve et cruelle par ce qu'elle était malheureuse et ignorante, ajouta sans peine foi aux insinuations du jaloux seigneur, et des cris de mort furent même proférés contre Tony.
Ces propos furent entendus par une jeune fille, la même qui avait écouté les chants du Loup, et cette enfant, qui ne pouvait croire tout le mal qu'elle entendait dire, alla secrètement prévenir celui qui était menacé.
– Merci, mon enfant, dit simplement ce dernier, que la volonté de Dieu s'accomplisse!
Le lendemain, Tony partit, comme à son habitude visiter les pauvres de la forêt.
Le soir quand il revint, il trouva sa cabane réduite en cendres les mensonges du seigneur de Longny avoient porté leurs fruits. Il fut obligé d'aller coucher dans la forêt au pied d'un chêne.
A partir de ce moment. Tony erra dans les bois, trouvant chaque soir un refuge dans les chaumières des bûcherons, et, à partir de ce moment aussi, le sommeil du seigneur de Longny fut troublé chaque nuit par l'image de celui qu'il avait persécuté.
Un jour, un mal inconnu le saisit; pour cacher aux siens les sourdes douleurs qui le consumaient il s'enfonça dans la forêt. Le hasard le conduisit en vue d'une maisonnette où il entra. Là le plus triste spectacle s'offrit à ses regards sur un lit de fougère, Tony, la figure pâle, amaigrie, mais souriante encore, semblait sur le point d'expirer; autour de lui les habitants du lieu pleuraient en silence pour ne point troubler son agonie.
A la vue de son persécuteur, le moribond parut retrouver quelques forces; il essaya de se mettre sur son séant et y parvint avec l'aide d'une des filles de son hôte, attentive à prévenir ses moindres désirs.
– C'est vous, messire, lui dit-il, je vous pardonne. Vous avez voulu me faire mourir pour vous débarrasser de moi, mais Dieu a eu pitié de son serviteur. Comme vous j'ai été puissant et respecté; comme vous j'ai chaussé les éperons d'or, mais comme vous aussi j'ai été coupable envers mon prochain; c'est en expiation de mes fautes que j'ai renoncé aux grandeurs de ce monde pour me consacrer au soulagement de mes semblables; de ceux que leur faiblesse et leur pauvreté met à la merci des grands; de ceux que leur éloignement des villages empêche d'être secourus toutes les fois qu'ils en ont besoin. A la prise de Massoure, en Egypte, j'ai combattu un des derniers pour la défense d'un temple dédié à la sainte Vierge et j'allais périr accablé par le nombre, quand la mère du Christ, aveuglant mes ennemis, me tira de leurs mains sain et sauf. Dieu, qui m'a conservé la vie en ce jour, me la retire aujourd'hui.... que sa volonté s'accomplisse!....
Tony parlait encore, quand un grand bruit se fit tout-à-coup dans les airs; en même temps la toiture. de la cabane disparut et la reine des anges parut au chevet de moribond dont la figure devint rayonnante.
– Meurs en paix, lui dit-elle, je prends sous ma protection ces pauvres gens à qui tu as appris à m'aimer; un jour je viendrai habiter parmi eux et choisirai pour demeure l'endroit où tu avais construit la tienne.
Un concert de voix mélodieuses se fit entendre et la sainte Vierge disparut au milieu d'un nuage, blanc comme la neige, emportant avec elle l'âme de Tony-le-Loup.
Trois siècles plus tard, les religieux du Val-Dieu firent faire une statue de la Vierge afin de la placer dans leur couvent. Le chariot qui la transportait, passant par Longny, s'embourba au sortir du bourg, et ceux qui le conduisaient, malgré tous leurs efforts, ne purent parvenir à la tirer de là. Ce fut en vain que des chevaux de renfort furent joints à ceux déjà attelés et qu'un grand nombre d'hommes prêtèrent le secours de leurs bras; quand on parvenait à dégager une roue, l'autre s'enfonçait davantage.
Las de l'insuccès de leur entreprise, les religieux et les conducteurs du chariot l'abandonnèrent à l'endroit où il se trouvait.
Le lendemain, on remarqua que la statue avait la face tournée du côté opposé à celui où elle était la veille, et qu'une de ses mains semblait montrer la place où jadis était bâtie la cabane de Tony.
Croyant comprendre que la Sainte Vierge refusait d'aller plus loin et qu'elle désignait cet endroit pour y demeurer, quelqu'un proposa de détourner le chariot et d'en enlever la statue, opération qui se fit sans difficulté.
Une chapelle élégante, construite à cette place, reçut donc l'image bienheureuse et Longny, à partir de cette époque (1549) vit tous les ans grossir la foule des pèlerins qui venaient faire leurs dévotions à N.D. de Pitié.
Aujourd'hui, quoique la foi soit un peu moins vive, le 8 septembre de chaque année amène encore à la chapelle un nombre respectable de fidèles.