Aux portes d'Argentan, le fait est véridique,
S'élève une colonne aux tons décolorés.
Ce monument, en pierre et de style dorique,
Est orné de trois croix, avec fleurons dorés.
En passant près de lui, l'érudit se demande
Dans quel but on le fit construire en cet endroit,
Et naturellement il flaire une légende
Aux champs de l'imprévu qui le conduit tout droit.
On affirme qu'ici, non loin de nos églises,
Passaient plusieurs chemins par des torrents noyés,
Et que trois croix, jadis dans ce carrefour mises,
Désignaient les tombeaux de soudards foudroyés.
A l'époque où l'on fit une route nouvelle,
Il fallut enlever les trois croix de ce lieu,
Et c'est ce monument qui sans doute rappelle
La place où se trouvaient les images de Dieu.
Une nuit de Noël, la bruyante rafale
Jusqu'à terre inclinait les sveltes peupliers,
Eveillait les échos de sa voix sépulcrale,
Et les loups effrayés hurlaient dans les halliers.
Trois reitres avinés, se rendant à Falaise
Pour rejoindre leur chef, Guillaume le Båtard,
Aux portes d'Argentan s'assirent à leur aise,
En gens peu soucieux de se mettre en retard.
Ils semblaient tous les trois, malgré leurs airs revêches,
De la plante des pieds à la tête mouillés,
Et se chauffaient en rond avec les branches sèches
Que le vent leur lançait des arbres dépouillés.
La lune, projetant ses lueurs fantastiques,
Dessinait du trio le galbe sur le mur,
Et Rembrandt, qui prouva ses talents artistiques,
N'eût certes point mieux fait de pareil clair-obscur
La subite clarté des branches pétillantes
Attirait des hiboux l'essaim aux yeux ardents,
Et les chauves-souris, dans les airs frétillantes,
En tournoyant jetaient leurs cris secs et stridents.
L'orgie avait noyé la raison de ces hommes
Dont la soif ne pouvait finir de s'étancher.
« Voyez, se dirent-ils, de l'endroit où nous sommes,
Ce singulier corbeau perché sur le clocher ! »
L'enfer se gaudissait de leur erreur extrême :
C'était Satan, assis sur la tour Saint-Germain,
Qui les couvait de l'oeil et riait en lui-même,
Sachant fort bien sur eux qu'il étendrait la main.
Le lendemain, quand l'aube éclipsa les étoiles,
On ne retrouva plus que les coursiers poudreux
Des trois blasphémateurs. D'impénétrables voiles
Ont caché depuis lors leur sort aventureux.
Mais, à minuit, on vit glisser dans les ténèbres
Trois spectres entrainés plus vite que le vent
Par des moines vêtus de capuchons funèbres,
Et qui se dépêchaient de rentrer au couvent.
A partir de ce jour, la chose est démontrée,
Sans faire de mensonge on peut la raconter :
Des rires, des jurons, effrayaient la contrée,
Et des feux jusqu'au ciel essayaient de monter.
Par hasard, un berger qui traversait la route
Aperçut, un matin, en se rendant au bois,
Trois cadavres noircis, par la foudre sans doute,
Et mit sur chacun d'eux une rustique croix.
D'elles-mêmes soudain les flammes s'éteignirent,
Aucun bruit ne troubla la ville d'Argentan,
Et des processions avec pompe se firent
D'une abbaye à l'autre, au moins une fois l'an.