La légende de l'accouchement maudit de la dame D'Hentencourt [Cambrai (Nord)]

Publié le 19 juin 2023 Thématiques: Accouchement , Enfant , Mort , Noblesse , Sorcellerie , Sorcière , Vengeance ,

Place du marché
myself, CC BY-SA 2.5 , via Wikimedia Commons
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Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (6 minutes)
Lieu: Place du marché / Cambrai / Nord / France

Un chroniqueur bien avisé fait voir en ses écrits que nulle cité n'est plus semblable à Jérusalem que la cité de Cambray.

En effet, de même que la ville sainte est bornée à l'orient par la montagne des Oliviers, de même le mont Saint-Géry domine aussi Cambray vers le levant. Quand Jérusalem se trouvait soumise aux chrétiens, le patriarche et le roi, le clergé et le peuple se rendaient le dimanche des Rameaux sur le mont des Oliviers. Là ils recevaient des palmes, et descendaient ensuite dans la vallée de Josaphat, où la multitude entendait l'évangile du jour et le sermon. De même, à Cambray, la procession se dirige d'abord sur le mont Saint-Géry, où l'on fait la bénédiction et la distribution des rameaux, puis on descend vers l'abbaye du Saint-Sépulcre, qui est comme une autre vallée de Josaphat, et l'on y fait la lecture de l'évangile et là prédication. Au pied du mont des Oliviers, on voit la maison de Saint-Lazare: de même, à Cambray, le couvent de Saint-Lazare se trouve au bas du mont Saint-Géry.

Or, après ladite procession, on avait coutume à l'évêché de donner aux besoigneux du pain, de menus secours de monnaie, et des surcots de grosse étoffe. Monseigneur Odon, évêque en ce temps, ne manquait jamais de faire ces œuvres pies; et, en l'année du salut du monde 1266, un si grand nombre de pauvres accouraient pour recevoir cette aubaine, que le prévôt de l'église, les chanoines et les autres personnes chargées de distribuer les aumônes étaient encore là à l'heure des vêpres, ne voyant nul espoir de terminer avant la nuit close une si rude besogne. II y avait là pour le moins encore cent nécessiteux de la ville ou bien du faubourg qui attendaient d'avoir place pour tendre la main.

C'étaient, la plupart, des vieux et des impotents, lesquels ne pouvaient, à la façon des jeunes, se ruer parmi la foule, jouer des coudes et des talons, et atteindre l'échafaud où se tenait le prévôt de l'église.

Lesdites bonnes gens se tenaient coites, assises, en un lieu proche, sur des troncs d'arbres, et devisant entre eux des temps passés.

On vit alors s'en venir une femme en grande détresse, pleurant à chaudes larmes, et ne pouvant quasi parler, tant de gros sanglots étouffaient sa voix.

Notre-Dame vous soit en aide, vieille Berthe, se prirent à dire les plus anciens. Pourquoi de si grandes doléances? Vous n'êtes pas arrivée trop tard, et il reste des aubaines de monseigneur l'évêque pour vous comme pour bien d'autres. Quand il n'en serait point ainsi d'ailleurs, la charitable dame Mehaut d'Hentencourt ne laisserait point sans aumône un blanc-bonnet auquel, grâce à la digne châtelaine, il n'a rien manqué jusqu'à cette heure. Vous êtes sa mie favorite.

La très-sainte Vierge Marie lui octroie sa bénédiction! reprit la vieille mendiante; car il se passe en ce moment, en plein marché au bois, des choses merveilleusement épouvantables.

— Et qu'est-ce? s'enquirent les vieillards et les autres bonnes gens.

— Ah! fit Berthe, cela ne peut être conté vite et sans avant-propos. Vous savez chacun que madame la comtesse Mehaut d'Hentencourt, mariée depuis trente-deux ans au seigneur de Henneberch, était parvenue en la cinquantième année de son âge, quand elle se trouva grosse, il y a sept mois environ, à la grande joie du noble sire son époux.

« C'était parce qu'elle avait fait un pèlerinage à Notre-Dame de Grâce, mère de tout bien et source de miracles.

« Tout le monde n'expliqua pas de la sorte cette faveur divine. Beaucoup dirent, en håussant les épaules : « L'enfant ne se trouve point dans, mais bien sur le giron de la « comtesse... et n'est point fait de chair et d'os, mais bien de linge. Monseigneur Guillaume de Henneberch n'aime point son neveu Joseph; il a voulu avoir un héritier à quelque prix que ce fût. Fi, le vilain seigneur, qui préfère donner ses biens à quelque båtard embéguiné d'un nom dont il n'est point digne, plutôt que de les laisser à son véritable héritier. »

« A ces dires, monseigneur Henneberch éprouva une grande colère, et, ne sachant quel moyen prendre pour fermer la bouche aux menteurs qui les propageaient, il s'en mordait les pouces et s'enquérait s'il n'était pas un bon moyen de montrer que la comtesse portait en son giron une franche et vraie lignée.

« Quant à la comtesse Méhaut, plus elle ne se sentait de liesse, et faisait chanter chaque jour des messes, Te Deum et actions de grâces en toutes les chapelles de son comté. Comme elle avait ouï dire qu'il se trouvait du danger à mettre au monde un fils quand on était parvenue à un âge aussi mûr que le sien, elle résolut de faire un second pèlerinage à Notre-Dame de Grâce, afin de la remercier dignement et de requérir d'elle d'amener à bonne fin l'œuvre merveilleuse que la Mère immaculée du Sauveur avait si bien commencée.

« Vous savez qu'elle est arrivée depuis huit jours ici et quelles belles aumônes elle a distribuées aux nécessiteux de Cambray, quels bons sols d'argent elle m'a donnés et quelle rente elle m'a promise si sa grossesse venait à bien. Le tout parce que je lui ai offert, lorsqu'elle s'en vint à l'église, une branche d'amandier en fleurs avec ce gracieux propos : « Il fleurit tard, noble dame, mais il porte de bons et nombreux fruits. »

« Ah! il n'en fut pas de même de la vieille sorcière Jeanneton. Et c'est là le mal! Lorsqu'elle s'en vint près de la comtesse avec ses douze enfants, criant et tenant des propos discourtois, la comtesse se trouvait avoir vidé son escarcelle, et elle lui dit :
«— Dieu vous assiste; il ne me reste plus rien à donner aujourd'hui.
«— J'ai douze enfants, dit la maléficière.
«— Je n'en aurai point autant, dit en riant la comtesse, à une de ses suivantes.
«— Il me faut des aumônes! répliqua la sorcière, il m'en faut, il m'en faut!

« Le rouge, à des propos si malséants, monta au visage de la fière comtesse.

«— Va-t'en, s'écria-t-elle, va-t'en, maudite lice, toi et ta nichée de douze petits chiens!
«— Ah! s'écria la sorcière Jeanneton! ah! tu ris de mes douze enfants tu veux qu'ils meurent de faim, belle dame! Tu en auras des enfants, et plus de douze, et ils mourront tous, et le beau neveu de ton mari portera la couronne de comte.

« Elle aurait dit bien d'autres menaces, mais les gardes de la comtesse éloignèrent la méchante femme.
« Quand la comtesse revint chez elle, soit à cause de cette aventure, soit à cause de la fatigue du voyage, elle se sentit prise des douleurs de l'enfantement.

« Le comte en ressentit un grand désespoir.

«— Oh! c'est pour le coup, s'écria-t-il, qu'ils auront beau jeu, les calomniateurs qui s'en vont répandant partout que la comtesse n'est point vraiment grosse; ils ne manqueront pas de prôner haut et ferme que c'est exprès et pour tromper les yeux clairvoyants qu'elle s'en est venue faire ses couches à Cambray, loin de son pays.

«Tout à coup il se prit à dire :
«— Ah! je sais un moyen de mettre leur malice en dėfaut. Ça vite et sus, mon sénéchal, faites tendre sur le marché une ample, somptueuse et magnifique tente sous laquelle je veux que madame Méhaut, ma femme, accouche, consentant et permettant qu'il soit loisible à toutes les femmes de bien, qui en auront volonté, d'assister et d'être présentes au travail de ladite dame. Le tout afin d'ôter à un chacun le doute et le bruit, répandus par malice, de la stérilité de ladite comtesse Méhaut.

« Hélas! cet acte merveilleusement louable, et digne de perpétuelle mémoire, en tant même que, par cela, le comte montrait évidemment le souci qu'il ressentait pour le repos et la tranquillité de ses vassaux, cet acte tourna à la confusion de la comtesse et au terrible enseignement de toute la chrétienté. La tente se construisit en moins d'une heure, et les nobles dames entrèrent, tandis que les pauvres femmes de ma sorte restèrent alentour. Bon nombre de gens d'armes à cheval tenaient éloignés les curieux, qui, ne portant pas bėguin, n'avaient point droit d'admission.

« Or, la prédiction de la sorcière Jeanneton ne s'est que trop accomplie. La comtesse était accouchée de son dixième enfant quand on nous fit écarter par ordre de monseigneur d'Henneberch, auquel les sages-femmes venaient de dire quelque chose à l'oreille. »

Le récit de la vieille Berthe n'était que trop vrai; et s'il faut en croire la tradition, il se passa dans la tente du marché au bois une bien autre terrible merveille : ce ne fut pas de douze enfants, mais, hélas! de trois cent soixante-cinq qu'accoucha la noble dame.

Cela est-il? cela n'est-il point? Nul ne peut le dire; car un prêtre et les sages-femmes surent seuls ce qui s'était passé, et le comte leur remit une grosse somme de sols d'or, avec menace de les faire mourir si jamais il était proféré par eux un mot de l'accouchement de la comtesse.

La comtesse trépassa vers l'aube, on la mit nuitamment au caveau de l'église métropolitaine de Notre-Dame, et quarante grands cercueils de plomb, qui contenaient. les trois cent soixante-cinq enfants (car on disait ces enfants petits et menus), furent trouvés auprès de la bière de la comtesse, lorsqu'on ouvrit ce caveau deux cents années après les événements véridiques qui sont racontés en cette légende.

On brûla vive la sorcière Jeanneton au Coupe-Oreille, et on la conduisit au bûcher, bâillonnée et sans qu'on lui eût fait de procédure.


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