Quittant les brumes de la vallée du Rhin et l’ennui de son immense palais d’Aix-la-Chapelle, Charlemagne aimait beaucoup séjourner à Thionville, dans un paysage moins austère, formé de collines aux pentes douces, qui s’en viennent mourir aux rives de la Moselle. La cité s’appelait alors Theodonis Villa, du nom d’un légionnaire romain qui l’avait fondée plusieurs siècles auparavant.
Charlemagne y avait fait bâtir un château agréable, sorte de résidence d’été, où il s’arrêtait souvent, en compagnie de son épouse Hildegarde. Il s’y reposait des soucis du pouvoir et des fatigues de ses guerres continuelles. Il était entouré d’une cour nombreuse : pairs, barons, leudes, etc… Et Thionville, en ce temps-là, faisait figure de petite capitale au sein de l’immense empire.
Mais la distraction préférée de Charlemagne demeurait la chasse. Telle était d’ailleurs la passion dominante de toute la cour. Le cliquetis des armes, le hennissement des chevaux, les aboiements furieux des chiens, tout cela rappelait à ces hommes rudes la fièvre des veilles de bataille. La poursuite d’un sanglier à travers bois, les grands coups d’épieu assénés à la bête expirante, c’étaient encore des images qui flattaient leur humeur belliqueuse.
Aussi le grand veneur Eberhard, personnage important, devait-il entretenir une meute très nombreuse.
Le soir, quand la petite troupe rentrait, fourbue, mais satisfaite, c’étaient des cris joyeux autour des bêtes abattues. De grandes flambées étaient allumées en plein air, où rôtissaient les bêtes entières, et le menu peuple de la ville ne manquait pas d’avoir sa part de ces agapes impériales.
Mais un jour, l’empereur dut quitter Thionville. À la frontière, le roi saxon Witikund s’était de nouveau signalé et Charlemagne était, cette fois, décidé à en finir avec lui.
Alors, le palais de Thionville se vida de ses hôtes. Il y resta seulement quelques domestiques et les chiens de la meute, abandonnés à eux-mêmes, se répandirent dans les quatre coins de la ville.
Les habitants de Thionville commencèrent bientôt à se plaindre. En effet, les insecticides étant ignorés en ces temps lointains, les chiens étaient toujours couverts de vermine : les puces devinrent bientôt un fléau, qui s’abattit sur la ville comme un vol de sauterelles.
Tout le monde en était incommodé. On trouvait des puces partout. Plus personne ne pouvait dormir. Seuls, les vieux soldats paraissaient réfractaires au mal. Les chiens errants répandaient leurs désagréables parasites dans les rues, sur le seuil des maisons, dans les granges où ils se réfugiaient pour la nuit. Mais personne n’osait s’en prendre à la meute de l’empereur.
Quand Charlemagne revint, les notables de la ville s’empressèrent de lui porter leurs doléances.
— Sire, dit le plus âgé, il faut trouver le moyen de nous débarrasser de ces puces. Nous ne pouvons plus supporter ce fléau. Tout le monde en gémit.
L’empereur, qui espérait trouver à Thionville un peu de repos après ses campagnes, était bien ennuyé ; il réfléchit. Il ne voyait pas de remède, ou plutôt, il avait bien compris que, pour conjurer ce mal, il suffisait d’abattre tous les chiens du palais et de la ville. Pourtant, il se refusait à faire le sacrifice de sa meute.
— Dorénavant, répondit-il, je veillerai à ce que mes chiens ne soient plus lâchés à travers les rues. Ils resteront enfermés dans un enclos, dans une aile de mon palais.
Et il donna immédiatement à son grand veneur l’ordre d’agir dans ce sens.
Les bourgeois de Thionville, satisfaits de la sagesse de l’empereur, s’en retournèrent et, en peu de temps, toutes les puces disparurent de la ville, qui retrouva ainsi le calme.
Cependant, ce fut bientôt d’un autre côté que des plaintes s’élevèrent. En effet, parqués dans un enclos, les chiens, habitués à la liberté, faisaient un tel tapage que le palais tout entier résonnait de leurs aboiements : l’empereur lui-même en était gêné. Quant aux puces, elles trouvèrent une proie facile en la personne des valets et des servantes de la cour.
L’empereur était de plus en plus ennuyé de la persistance de ce mal. Pourtant, il ne se résignait pas à abandonner sa résidence de Thionville, à laquelle il demeurait particulièrement attaché.
Pour tenter de résoudre ce grave problème, il réunit le conseil de ses barons.
— Sire, n’écoutez pas les plaintes de ces manants, dit Eberhard, le grand veneur. Vous êtes ici pour vous reposer et vous distraire. Que ferez-vous sans vos chiens ?
— C’est vrai, répondit l’empereur ; mais je ne puis abandonner ces gens à leur sort.
— Sire, dit Odilon, un jeune baron qui savait un peu de latin, permettez-moi de vous proposer un remède…
— Quel remède ? interrompit brutalement Eberhard, qui craignait de perdre son poste à la cour si l’on supprimait la meute impériale. On a déjà tout tenté contre les puces. Il n’y a rien à faire.
— Parle, dit alors Charlemagne, en s’adressant au jeune Odilon.
— Sire, il faut construire une grande tour. Nous y enfermerons les chiens. De cette façon, les puces ne pourront plus se répandre au dehors et vous n’entendrez plus les aboiements qui troublent votre repos.
— Excellente idée, s’écria Charlemagne. Eh bien ! Odilon, dresse-moi des plans, et tu seras mon architecte.
Sur la rive gauche de la Moselle, un peu à l’écart du palais impérial, on construisit une énorme tour, de forme octogonale, aux murailles épaisses, coupées de rares meurtrières et on y enferma les chiens de la meute.
C’est ainsi que les puces cessèrent de troubler le repos de l’empereur et des Thionvillois.
La tour aux Puces existe toujours à Thionville. Sa masse austère, ses créneaux sont d’un savoureux anachronisme à côté des bâtiments modernes qui l’environnent. Vestige d’un passé lointain, elle demeure comme le témoignage d’une époque révolue.