La légende du Graoully [Metz (Moselle)]

Publié le 31 décembre 2024 Thématiques: Délivrance , Fleuve | Ruisseau | RIvière , Légende chrétienne , Monstre , Monstre dompté , Mort , Noyade , Saint Clément , Saint | Sainte ,

La Graouilly de la rue Taison
La Graouilly de la rue Taison. Source Laetitia Pakarow, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Pitz, Louis / Contes et légendes de Lorraine (1966) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Graouilly, Rue Taison / Metz / Moselle / France

Si Tarascon posséda jadis sa Tarasque, Metz eut à peu près dans le même temps à souffrir des méfaits du Graoully.

C'était un monstre horrible et redoutable. Il avait l'allure générale d'un gigantesque crocodile. Son cou, allongé démesurément, se terminait par une tête aplatie. Sa gueule était énorme, armée de deux rangées de dents brillantes et acérées comme les dents d'une scie. Ses yeux ressemblaient à deux gros charbons ardents et sa langue pointue et triangulaire brillait comme la flamme d'une forge. Son haleine empestait l'atmosphère d'une odeur de soufre et de corne brûlée.

Le Graoully se déplaçait assez lentement sur des pattes plutôt courtes, munies de griffes tranchantes et effilées, tandis que sa queue se traînait dans la poussière en formant de multiples ondulations. Des écailles rugueuses, allant du vert-olive au brun fauve, recouvraient tout son corps.

Mais ce qui rendait surtout ce monstre redoutable, c'étaient les deux ailes qui étaient fixées sur son dos et dont l'envergure dépassait de beaucoup ce que l'imagination pouvait suggérer. Car, malgré sa masse énorme, le Graoully pouvait voler parfaitement et on l'apercevait souvent dans les airs, planant à la manière d'une buse gigantesque, décrivant dans le ciel de Metz de larges cercles inquiétants. Il n'avait qu'un seul point faible : il craignait l'eau et ne s'approchait jamais de la Moselle.

Le Graoully était la terreur de tous les habitants de Metz et des environs. Sa nourriture préférée était la chair humaine et chaque jour, il lui fallait une proie vivante à dévorer.

L'épouvantable bête hantait ordinairement les abords de l'amphithéâtre romain, en compagnie d'un nombre incalculable d'autres reptiles, plus petits mais non moins effrayants. Depuis longtemps, les jeux du cirque qu'on y donnait à l'occasion des grandes fêtes avaient dû être interrompus.

Dans la campagne, les paysans hésitaient à s'aventurer dans leurs champs ou leurs vignes. Même le bétail ne sortait plus des étables. En ville, plus personne ne se sentait en sécurité. En effet, le Graoully, quand la faim le poussait, planait longuement en rasant les toits, à la recherche d'une victime à dévorer. Les soldats ne pouvaient rien contre lui, car les flèches glissaient sur la carapace du monstre et les javelots se brisaient contre ses écailles aussi dures que des tuiles.

A sa vue, les gens s'enfuyaient dans les maisons, se cachaient sous les portiques, et comme le Graoully avait l'ouïe très fine malgré ses petites oreilles, les Messins effrayés chuchotaient :
— Taisons-nous! Taisons-nous!

Depuis de nombreuses armées déjà, le Graoully exerçait impunément ses ravages, quand un noble personnage du nom de Clément arriva à Metz vers la fin du deuxième siècle.

Clément venait de Rome, avec la mission de prêcher l'évangile nouveau et d'arracher le peuple de Metz au culte "des idoles de bois et de pierre. Sa renommée était considérable, mais elle s'accrut encore en pays messin.

En effet, il fut bientôt l'auteur de prodiges étonnants. Comme il priait un jour sur les hauteurs de Gorze, d'où il dominait toute la vallée de la Moselle, l'empreinte de ses genoux resta gravée dans la pierre. Une autre fois, d'un geste de la main, il arrêta une meute furieuse qui poursuivait un cerf. Enfin, pour prouver l'origine divine de sa mission, il ressuscita la fille du gouverneur Orius.

Donc, Clément, que le peuple ne tarda pas à appeler saint Clément, commença de prêcher sur les places publiques et les gens de Metz, touchés par son éloquence, l'écoutaient avec une vive attention.
— Puisque tu fais des choses si merveilleuses, lui dit un jour un vieux légionnaire, tu pourrais bien nous débarrasser du Graoully.

Saint Clément, mis au courant des innombrables méfaits de ce monstre, accepta aussitôt d'en délivrer la contrée.

Le lendemain matin, il se rendit du côté de l'amphithéâtre où le Graoully se tenait le plus souvent. Il partit seul, sans armes, refusant l'aide de quelques soldats qui lui avaient offert de l'accompagner.

Bouleversé par tant d'audace, partagé entre l'espoir et la crainte, le peuple regarda le saint homme s'éloigner. Les plus courageux le suivaient de loin. En foule, on s'assembla sur les remparts.

Mais, saint Clément s'avançait toujours, sans manifester la moindre appréhension. Son visage exprimait, au contraire, une étonnante confiance. Longuement, il explora l'amphithéâtre désert. A son approche, une multitude de serpents de toutes tailles s'enfuirent en sifflant horriblement.

Soudain, au détour d'une arche, le Graoully se dressa, formidable, prêt à bondir.

Saint Clément ne broncha pas. Il fixa froidement le monstre dans les yeux et étendit la main.

Le Graoully, surpris, parut hésiter, figé sur place, incapable de mouvement.

Alors, saint Clément, retirant son étole qu'il portait sur son surplis, la lança au cou du monstre immobile. L'étole s'accrocha aux écailles, s'enroula d'elle-même autour de la gorge de la bête. Saint Clément serra fortement le nœud ainsi formé et tint le monstre enchaîné, stupide, terrassé.

Puis, il le traîna jusqu'au bord de la Seille et le précipita dans l'eau profonde.

Un énorme remous secoua la rivière. Le flot se mit à bouillonner et le Graoully disparut pour toujours.

Pour perpétuer le souvenir de la mise à mort merveilleuse de l'horrible bête, les Messins organisèrent chaque année une solennelle procession, où l'image du Graoully était promenée à travers les rues de la ville au milieu des quolibets et des cris vengeurs de la foule. De passage à Metz en 1547, Rabelais décrit ainsi le Graoully : « Effigie ridicule et terrible aux petits enfants, ayant la tête plus grosse que le corps, avec larges, amples et horrifiques mâchoires, bien endentelées, tant en-dessus qu'au-dessous, lesquelles avec l'engin d'une petite corde, on faisait l'une contre l'autre, terrifiquement, cliqueter. » (Pantagruel, IV-59)

La dernière effigie du Graoully est toujours conservée à la sacristie de la cathédrale de Metz.


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