Dans ce temps-là saint Gildas vivait tantôt dans son abbaye de Rhuys et tantôt dans la solitude de l’ile d’Houat. A l’extrémité sud-est de la presqu’ile de Rhuys, il y avait un énorme serpent. Il avait environ six cents pieds de long et son ventre n’avait pas moins de soixante pieds de tour. Il avait deux grandes ailes et une gueule effrayante. Ses dents étaient longues et pointues comme les fuseaux dont se servent les femmes pour filer le lin. Autant le saint était aimé et vénéré dans le pays à cause de ses bonnes oeuvres, autant le serpent y était exécré à cause du mal qu’il y faisait, car toutes les semaines il fallait lui donner un petit enfant à manger, ou il se serait élevé dans les airs et aurait craché tant de feu sur la presqu’île qu’il l’aurait incendiée dans un instant.
Le sort tomba un jour sur le filleul de saint Gildas, il devait être la proie du serpent. La mort dans l’âme, la mère prend le petit et va trouver son compère. Elle lui annonce la lamentable nouvelle. Le saint reste quelque temps interdit, car il aimait bien son filleul. A la fin, sa figure s’illumine de joie. – Allez-vous-en à la maison, ma commère, dit le saint, et laissez-moi mon filleul. Le serpent ne le dévorera pas, il ne dévorera même plus d’enfants.
La joie rentre dans le cœur de la mère. Elle baise le bas du manteau du saint, serre son enfant sur son cœur, le baise plusieurs fois, le remet à son parrain et se retire.
En cheminant, elle faisait ces réflexions : il a bien dit que le serpent ne mangerait pas son filleul. Il n’a jamais trompé personne et il aime tant son filleul ! Mon fils est donc sauvé!….. Mais si le diable, – car c’était le diable lui-même qui était là sous la forme d’un énorme serpent, — mais si le diable incendiait le pays, nous serions tous perdus. Mais non, le saint a dit que le diable ne mangerait même plus d’enfants ; il va donc lui faire quitter le pays ou le tuer.
De son côté, le saint n’était pas resté inactif. Il fit faire une grosse pelote de laine et y fit piquer de grandes aiguilles, la pointe en dehors.
Ces préparatifs terminés, le saint monte sur son beau cheval blanc; il se fait donner son filleul qu’il porte ostensiblement sur son bras gauche et la pelote de laine qu’il tient de sa main droite cachée sous son manteau. De l’abbaye de Penvins au lieu où se trouvait le serpent, il y a près de quatre lieues; mais le cheval s’élève au-dessus de la forêt et arrive en un instant près du diable. En voyant le saint arriver avec son filleul, celui-ci est encore plus content qu’à l’ordinaire ; car non seulement il va se repaître du sang innocent, mais il va même dévorer le filleul bien-aimé de ce moine, son ennemi mortel. – Ouvre ta gueule, lui crie le saint.
Au même moment, le diable ferme ses yeux rouges et brillants comme le feu et ouvre sa gueule effrayante; aussitôt le saint y jette sa pelote de laine. Les affreuses mâchoires du diable se rapprochent instantanément; mais au lieu de broyer un enfant chrétien, elles sont solidement liées l’une à l’autre par les aiguilles. Le saint avait gardé en main le bout du fil de la pelote.
Suis-moi, crie le saint au diable. Et le saint, avec son fil de laine, conduit le diable à travers la forêt, jusqu’au Grand-Mont. Rendu sur le bord de la mer, le saint dit à son cheval : A Houat!
La bête se dresse sur ses deux jambes de derrière et saute à l’ile d’Houat, distante d’environ cinq lieues. L’effort qu’elle avait fait avait été si grand que ses sabots s’étaient enfoncés dans le roc, et la mer, qui use tout, n’a pu, en treize cents ans, faire disparaitre ces deux trous que l’on montre encore aujourd’hui. Rendu sur cette haute falaise, au bord de cette mer si vilaine par moments, le diable comprit ce qu’on voulait lui faire. Il recueille toutes ses forces, se dresse sur sa queue et s’élance en même temps que le cheval de saint Gildas; mais au lieu de tomber à Houat, il se heurte contre le Yoh, rocher distant d’Houat d’une centaine de mètres. Ce rocher a la forme d’un pain de sucre. Avec sa tête le diable le perce de part en part, puis tombe dans la mer. Tous les pêcheurs d’Houat, d’Hoedicet des côtes voisines prennent, en passant près de ce rocher, leurs précautions contre la rafale du Trou du Diable.