Si je te posais cette question: Aimes-tu l'argent ? peut-être me répondrais-tu comme Arlequin : Je l'aime d'autant plus que j'en ai d'autant moins...., et cette réponse ne satisferait que très imparfaitement ma curiosité, car, je l'avoue, j'ignore complétement en ce moment l'état de tes finances; aussi je n'insiste pas, et je vais tout simplement, sans autre formalité qu'une assurance de ta part d'être discret, te révéler l'existence bien constatée d'un immense trésor me promets-tu le secret le plus absolu?..... Eh bien, suis-moi.
Quand on sort de Lorient par la porte de Ploemeur, on s'engage, à droite, dans les allées de Merville, qu'on doit bientôt quitter pour prendre à gauche un chemin étroit, non planté, contournant à l'ouest le Polygone. Derrière ce Polygone, on se trouve sur la route qui de la Fontaine-aux-Anglais se rend au pont suspendu de Kermélo, jeté sur le Ter, et conduit de là soit à Larmor, soit à Kernével.
Il faut s'arrêter sur un des sommets de la route de Larmor, au pied d'un moulin à vent, et s'orienter au sud-ouest, en jetant les yeux sur l'île de Groix. Dans cette direction, et à moins de 500 mètres, on aperçoit, entre un grand champ et un petit pré, un édifice ruiné près d'un lavoir dont les eaux s'écoulent à travers les prairies jusqu'à la mer.
Ces ruines sont fort anciennes, trop considérables pour être celles d'une simple maison, et trop peu importantes pour avoir appartenu à un château. Ce sont les ruines du manoir de Kerbihan (le petit village), nommé aussi Ty-en-Diaul (maison du diable)!.... c'est là, c'est dans ces ruines qu'est caché le trésor dont je viens de t'indiquer avec soin le gisement, et dont je vais maintenant te faire connaître l'origine et l'importance.
« Il y a long-temps, oh! mais bien long-temps, qu'une famille inconnue aux gens de Larmor vint s'établir au manoir de Kerbihan, qu'elle avait fait bâtir. Cette famille se composait de deux hommes, le père et le fils, et de deux femmes, la maîtresse de maison et la fille de service. Tous parlaient une langue inconnue, et vivaient dans un complet isolement.
La curiosité des gens du pays, vivement excitée à leur sujet, ne pouvait, quoi qu'elle fit, pénétrer le secret de leur passé, et encore moins fouiller dans la vie murée qu'ils s'étaient faite. Tout ce qu'on savait, c'est qu'ils étaient riches; ils avaient bâti un manoir et ils payaient largement ce qu'ils achetaient; c'est qu'ils aimaient la pêche; chaque jour ils allaient jeter leurs filets dans la passe de Groix; c'est qu'ils étaient familiers avec la mer; quelque temps qu'il fit, ils montaient leur barque et affrontaient les vents et les flots, si redoutables dans ces parages; c'est qu'enfin ils étaient païens; ils ne paraissaient jamais à l'église et ne saluaient point M. le curé.
De tous ces faits, recueillis jour par jour, on ne tarda pas à conclure que cette famille était composée d'écumeurs de mer, et quand on parlait de ses membres, on disait avec mépris : Les forbans!.... Dès ce jour, ils furent redoutés et détestés; mais une catastrophe terrible débarrassa bientôt le pays de leur odieuse présence; un jour qu'ils étaient tous en mer, même la servante, une affreuse tempête chavira leur barque et les fit tous périr.
Le manoir de Kerbihan demeura fermé, et peu à peu la main du temps l'affaissa sur lui-même, sans que personne osât pénétrer dans ses murs, car on le disait hanté par les âmes des forbans que tourmentaient les esprits infernaux, et la terreur qu'il inspirait était si grande qu'on osait à peine en approcher en plein jour.
Un soir cependant, une pauvre femme du village de Kerblaisy (ville aux loups) vint laver les linges de ses enfants au lavoir de Kerbihan. Au moment où elle se levait pour regagner sa demeure, elle se trouva en présence d'un inconnu qui lui dit : « Vous paraissez bien pauvre, ma brave femme ! Hélas ! je le suis aussi, Monsieur, car je suis veuve, et j'ai sept enfants à nourrir! Eh bien ! je veux, reprit l'inconnu, faire votre fortune suivez-moi, mais surtout ne vous effrayez de rien, car il y va de votre bonheur, de celui de vos enfants et aussi du mien... »
L'inconnu, suivi de la pauvre veuve, pénétra alors dans les ruines du manoir, et s'enfonça sous les voûtes d'une immense cave. Là, il s'arrêta, et, montrant à la veuve plusieurs tonnes pleines d'or, il lui dit : « Prenez une seule pièce de chacune de ces tonnes, et tout ce qu'elles contiennent sera aussitôt transporté chez vous..... » La veuve s'approcha pleine d'émotions; mais elle aperçut, rampant sur l'or, des lézards, des crapauds, des couleuvres, et une figure hideuse dont les yeux ardents jetaient des flammes... Elle prit peur, poussa un grand cri et s'enfuit à toutes jambes, sans écouter l'inconnu qui lui criait : « Ah ! malheureuse! cet or que je suis condamné à garder depuis des siècles était à toi, si tu l'avais voulu, et il faut par ta faute, que je le garde encore pendant des milliers d'années!!!... »
Voilà, mon cher ami, le trésor que je t'offre, et que tu peux recueillir sans frais de transport, tout en faisant encore une bonne action !... N'est-ce pas bien tentant? - Mais pourquoi, me diras-tu peut-être, n'entreprends-tu pas l'aventure pour ton propre compte? C'est que vois-tu, mon bon ami, dès que le diable est pour quelque chose dans une affaire, je me soucie peu de m'en mêler. C'est une faiblesse à laquelle je tiens beaucoup, depuis que l'on m'a conté certaines histoires du même crû, qui me dégoûtent profondément de toute relation, même d'un instant, avec le vieux Guillaume.