Un enfant était né au village de Haudiard en La Gacilly. C'était le fils d'une pauvre veuve. Sa mère était tout pour lui après Dieu. A l'âge où l'on envoie les enfants garder les troupeaux, le petit Jugon cultivait déjà son jardin et son champ avec un tel succès, qu'il en tirait un produit plus grand que ne faisaient ses voisins d'un terrain quatre fois plus étendu. Quand il avait labouré, Jugon allait sur les landes de Sigré et de Mabio garder et faire paître son pauvre troupeau, quelques chétifs moutons et une bonne vache nourricière, la compagne de son enfance; aussi aimait-il sa bonne brune, et sa brune l'aimait-elle à son tour. Cependant le petit berger se mit à penser qu'il serait plus utile à sa mère, labourerait mieux son jardin et deviendrait plus agréable au seigneur s'il pouvait s'instruire. Pendant que sa vache et ses moutons paissaient, il courait à deux lieues de là, près du recteur de Saint-Martin. Un jour qu'il était allé recevoir les leçons de son maître, après avoir recommandé aux autres pâtres de veiller sur son troupeau, le loup survint, et voyant les enfants très occupés de leurs jeux, tua la vache du petit Jugon. Il se préparait à la déchirer, quand sa mère survint et jeta les hauts cris, en appelant son fils. Celui-ci, qui étudiait dans le jardin du recteur, lui dit tout à coup :
-On m'appelle, messire!
-Que dis-tu, Jugon! comment sais-tu cela?
-Placez votre pied sur le mien, répliqua l'enfant vous allez entendre comme moi.
Le recteur fit ce que désirait l'enfant, et aussitôt il entendit une voix désolée qui appelait, et cette voix était celle de la mère de Jugon. Alors le prêtre, touché d'un tel prodige, serra affectueusement l'enfant dans ses bras et lui dit :
-Va, mon ami, retrouver ta mère: tu en sais plus que moi tu as la grâce de Dieu.
Jugon partit à l'instant; arrivé sur la lande où il avait laissé son troupeau, il s'approcha de sa vache morte, traça de sa houlette blanche un cercle à l'entour, et invoqua le Seigneur; puis il toucha de sa baguette la vache, qui se leva soudain, se mit à bondir joyeusement et à paître, comme si elle n'avait jamais eu affaire au loup.
Un autre jour, au bas des champs de la VilleOrion, le saint enfant rencontra une troupe de jeunes filles qui sanglotaient et jetaient des cris de désespoir.
-Qu'avez-vous à vous affliger ainsi ? demanda t-il.
Notre amie, la pauvre Annette se meurt, répondirent-elles. Nous venons de faire une neuvaine à saint Jacques pour sa guérison et la fièvre a redoublé de violence; sa vie ne tient plus qu'à un fil.
Les pleurs ne remédient à rien, dit Jugon ; il faut toujours espérer en Dieu jusqu'à la fin, et ne pas se rebuter, parce qu'on n'est pas exaucé à la première prière. Récitons ensemble cinq fois le Pater et l'Ave, et invoquons la patronne de la malade, la bienheureuse sainte Anne ». Les enfants s'agenouillèrent sur le gazon au pied de la croix de pierre du pâtis et prièrent avec ferveur. Ils se rendirent ensuite auprès de la malade, qui après une crise heureuse, venait de recouvrer connaissance. Bientôt elle se rétablit tout à fait, et la renommée du saint enfant s'accrut dans le pays.
A quelque temps de là, Jugon, à peine âgé de seize ans, tomba malade, et voyant ses parents et amis réunis autour de son chevet, il leur dit que sa fin était proche; qu'il les priait de faire conduire son corps à la sépulture par les bœufs blancs de son oncle, et de l'enterrer là où ils s'arrêteraient d'eux-mêmes.
Jugon mourut bientôt, et il fut fait comme il avait dit. Une chapelle s'éleva sur sa tombe, le laboureur y vint prier pour ses récoltes et ses troupeaux. On alla en procession baigner dans la fontaine voisine le pied de la croix pour implorer la pluie par les grandes sécheresses, et les malades vinrent demander au nouveau saint la fin de leurs souffrances, en passant avec foi au-dessus de la pierre du tombeau, élevée de quelques pieds au-dessus du sol.