Il y avait, dernièrement, me disait une bonne femme, du Plan de la Garde, près Toulon, en 1887, avec l'accent de la conviction, une bastide dans laquelle il y avait un esprit familier. Cet esprit s'occupait des soins du ménage avec un zèle et une attention que personne n'aurait pu égaler. Tous les soirs, la ménagère laissait sa vaisselle sur la table; elle la trouvait le lendemain matin bien propre et bien rangée sur les étagères. Cette ménagère n'avait pas besoin de balayer sa maison, car le matin, elle était sûre de trouver son parquet soigneusement nettoyé, ses meubles bien époussetés. En un mot, son ménage était toujours parfaitement tenu en ordre par l'esprit familier.
Du côté du cellier, du grenier, du hangar au bois, les mêmes soins étaient donnés par l'esprit familier; la mangeoire de l'âne était toujours bien appropriée, garnie de fourrage, la litière toujours bien relevée et rafraîchie chaque matin; le vin, l'huile, les graines, les fruits, toutes les provisions d'hiver, étaient bien surveillées.
Cet esprit familier avait cependant de petits caprices; il avait maintes fois manifesté des moments d'humeur, par certaines manières qui montraient qu'il voulait qu'on lui laissât faire à sa guise; en effet, un jour, la paysanne, trouvant que la disposition des meubles de sa cuisine n'était pas à son gré, s'avisa de la changer; mais, dans la nuit, l'esprit remit les choses dans l'ordre primitif. La ménagère, s'entétant, voulut encore changer ses meubles de place; cette fois, le lendemain matin, en entrant dans la cuisine, elle trouva le désordre. le plus grand; le vase de nuit était sur la table à manger, et le pain dans le panier aux ordures. Bref, l'esprit familier ne voulait pas être contrarié.
Comme la paysanne trouvait, en somme, très commode d'être ainsi aidée par un esprit familier, même fût-il un peu quinteux et maniaque, elle prit le parti de le laisser faire; et pendant longtemps elle se trouva très heureuse. Mais, un jour, racontant ses affaires à une voisine, celle-ci lui dit : « attention, commère! Ne craignez-vous pas de charger votre conscience en acceptant ainsi les services d'un esprit familier? » Comme on le comprend facilement, la commère fut très impressionnée par ces paroles, car elle avait des sentiments religieux, et n'aurait rien voulu faire qui fût contraire à ce qui doit être fait. Aussi, sans tarder, partit-elle pour le village, et alla se confesser à M. le curé.
Elle raconta au prêtre : comment les choses avaient commencé et comment elles se passaient. Elle avait bien entendu quelquefois un peu de bruit, pendant la nuit, ce qui lui révélait le travail de l'esprit familier, mais elle ne l'avait jamais vu. Quelquefois, elle s'était levée alors, et avait essayé d'aller le surprendre, mais elle n'avait pas réussi; et comme, deux fois, elle avait reçu une assez vigoureuse fessée, elle avait renoncé à ce projet.
Le curé lui dit qu'il ne fallait pas continuer å se laisser servir ainsi par un esprit familier. car ces esprits sont repoussés par l'Eglise ; et comme la ménagère lui objectait qu'elle ne savait comment faire pour s'en débarrasser, il ajouta : « Répandez, ce soir, une certaine quantité de haricots secs sur le sol dans toute votre maison; vous verrez que, peut-être, il préfèrera s'en aller que de les ramasser. »
Le conseil du curé fut suivi, mais le lendemain, la ménagère trouva ses haricots parfaitement ramassés et mis dans un papier bien proprement. Elle alla trouver de nouveau le curé qui lui dit : « Puisque l'esprit ramasse les haricots, jetez des petits pois, peut-être cela le rebutera-t-il.» La paysanne essaya de ce moyen sans succès. Le curé lui dit alors: « Répandez ce soir des mérévillons (espèce de très petites lentilles) sur le sol. » La ménagère obéit et, cette fois, l'esprit, dégoûté par le surcroît de travail qu'on voulait lui imposer, quitta la maison pour n'y plus reparaître.
La paysanne qui me racontait cette aventure, en septembre 1887, y croyait d'une manière ferme; elle ajoutait qu'à sa connaissance, il y avait plus d'une bastide hantée, ainsi, par un esprit familier. L'existence de cet esprit est, d'ailleurs, chose si bien établie, me disait-elle, qu'on sait parfaitement comment s'en débarrasser, lorsque les divers moyens qu'on a employés ont été inefficaces. Il suffit d'abandonner la bastide pendant deux ou trois ans ; l'esprit ne trouvant plus rien à faire, et, en même temps, ne trouvant plus de quoi vivre dans la maison, finit par émigrer à son tour: on peut alors revenir sans avoir, désormais, à craindre son retour.
Cette aventure est bien faite pour frapper celui qui l'entend raconter pour la première fois. Or, je connais au moins quinze éditions de sa teneur, provenant, soit de l'arrondissement de Toulon, soit de ceux de Brignoles et de Draguignan; sans compter que j'en ai retrouvé des traces, très précises et très intenses, dans les environs de Grasse comme sur les deux rives du Var.