Il y avait, en ce temps là, dans la commune d'Elven, un pauvre paysan veuf, nommé Billy, qui n'avait pour tout bien au monde qu'une jolie fille, la perle du pays, et qu'on nommait la belle Jeannette; mais quoiqu'on fût alors bien moins avide d'argent qu'aujourd'hui, personne n'enviait le trésor du bonhomme, et les gars du pays, qui faisaient volontiers danser Jeannette, et lui disaient de beaux compliments, ne parlaient point de l'épouser.
-Ah! si j'avais une bonne ferme, disait le pauvre Billy, je la ferais si bien valoir que ma fille serait bientôt recherchée par les plus hupés de nos gars; mais avec un pauvre salaire de journalier à douze sous, comment mettre quelques petits liards de côté ?.... Si tant seulement notre seigneur de Largoët voulait m'aider de quelques avances, je lui défricherais ses landes, et nous gagnerions tous deux à ce travail....
La faim, comme on dit, fait sortir le loup du bois, et le père Billy, ayant bien arrêté son projet dans sa tête, se rendit au château de Largoët, offrit à son seigneur d'être son tenancier et de mettre ses landes en bon rapport, s'il voulait le pourvoir de bonnes avances.
-Soit, dit le seigneur, je vais te donner cent écus, un bon troupeau et les instruments qui te manquent, mais il faut qu'en trois ans tu aies planté, hayé et défriché tout le terrain qui s'étend derrière mon parc.
Heureux du marché, le bonhomme, qui ne doutait de rien, se mit de suite à la besogne. Avec les cent écus, il bâtit un logement pour sa fille et pour lui, et aussi une étable pour ses bêtes; avec cent écus dans ce temps là on mettait bien des pierres les unes sur les autres. Une fois logé, le bonhomme prit des valets et avec eux fossoya, ouvrit, ensemença un grand champ et vécut toute l'année d'emprunts; mais, à la fin de cette année, il se trouva plus pauvre qu'au commencement, car il avait des dettes et n'avait pas de grains. Le temps avait été contraire aux récoltes qu'il avait mal fumées, et les valets, peu nourris et pas payés, avaient quitté la tenue.
Un jour que le malheureux Billy creusait seul un fossé, et que la sueur au front et la fatigue aux reins, il se désolait sur son triste sort, il s'écria tout-à-coup en s'arrachant les cheveux : Oui, pour un rien je m'donnerais au diable !!!
Aussitôt Satan parut et lui dit : - Maître, je suis à ton service. - Non pas, non pas, dit le bonhomme, j'aime mieux travailler seul. Mais je serai ton valet, et sans gages! - Oh! que non, dit le paysan, tu ne donnes jamais rien pour rien, toi! - Allons, dit Satan, ne jouons pas au plus fin et faisons marché... J'ai pitié de toi, car je suis bon diable, vois-tu, et je te servirai pour rien pendant un an et un jour, à la seule condition que tu ne me laisseras jamais manquer d'ouvrage; mais au premier chômage, je.... - Tu m'emporteras, n'est-ce pas ? dit le paysan, eh bien ! je refuse.... ! - Mais non, maître sot, dit Satan, tu ne me serais bon à rien toi, tandis qu'avec ta fille, qui est si jolie, je damnerais bien des chrétiens.... - Moi, te donner ma fille, dit le bonhomme Billy, va-t-en maudit... - Mais écoutez donc au moins tout ce que je veux te dire, avant de rejeter ainsi un marché avantageux... Si tu restes toujours dans la misère, ta fille ne trouvera pas à se marier... - Eh bien qu'elle reste fille toute sa vie, ça m'est égal! - Oh oui, ça t'est égal à toi, c'est possible, mais à elle !... Elle fera comme tu viens de faire, elle se donnera au diable comme toi, et je t'assure que le cadeau sera accepté...
Le pauvre Billy se mit à réfléchir, et tout en se grattant l'oreille, il se disait intérieurement: - Tout d'même, il y a ici tant de besogne que je trouverai facilement à l'occuper pendant un an et un jour, et faudra qu'i'soit b'en malin s'il parvient à faire tout ce que je l'i commanderai. Eh b'en! dit-il tout-à-coup, je... - Tu refuses, dit Satan? - Non, au contraire, j'accepte... - Alors, maître, que faut-il faire? - Finis ce fossé, et moi je vais me reposer...
Tant qu'il y eut des talus à dresser, des landes à ouvrir ou à planter, des foins à faucher, des grains à battre, des charrois à faire, tout alla bien, et l'aisance arrivait au logis, car Satan se donnait un mal d'enfer; mais après huit mois de labeurs incessants, il ne restait plus grand'chose à faire, et la crainte de ne plus rien trouver à commander à son maudit valet commençait à tourmenter le bonhomme, qui ne regardait plus sa fille qu'en tremblant. Tous les jours et toutes les nuits il se creusait la tête pour inventer les moyens d'occuper la terrible activité de Satan. Il en perdait le boire et le manger, et de jour en jour on le voyait s'attrister et maigrir...
Mais tout-à-coup, de sombre et morose qu'il était, le père de Jeannette devint d'une gaîté folle, et quand son valet vint lui demander de l'ouvrage, Billy, d'un air jovial, lui frappa sur l'épaule en lui disant : - Je suis très-content de toi, car tu travailles à merveille; aussi, pour te ménager, je veux te donner aujourd'hui un ouvrage qui n'est pas du tout fatigant. Va chercher le broc (Fourche à deux branches) et tu viendras me trouver dans la cour.
Pendant que Satan allait à l'écurie chercher la fourche à deux branches, le bonhomme se hâta de monter dans son grenier et de répandre de là, dans la cour, une grande pochée de mil, puis il se mit à la lucarne, et quand Satan revint : Passe-moi tout ce mil avec ton broc, dit-il, pour que je le mette à mesure dans cette poche.
Le diable se mít à la tâche, plongea et replongea cent fois son broc dans le tas de mil sans réussir à en piquer un seul grain. - Cent diables la boutique! s'écria-t-il en jurant; quel chien d'ouvrage m'as-tu donc donné là?... - Ah çà! mon garçon, dit le bonhomme, si tu ne veux pas faire ma besogne, tu peux chercher ailleurs une autre condition, car je ne veux pas nourrir des fainéants, moi, entends-tu !... Oui, oui, j'entends, dit Satan furieux, je te quitte, mais un jour je me vengerai... et il disparut...
C'est alors qu'un seigneur étranger au pays, ayant acheté ces belles terres que le diable avait mises en valeur, fit bâtir le château de Kerleau, dont vous voyez les ruines, et c'est peu de temps après que le bonhomme Billy, devenu riche, trouva pour sa fille un bon parti et se décida à la marier.
Comme il était un peu vaniteux, il voulut donner des noces magnifiques et songea tout d'abord à se faire bien beau. Il acheta le drap le plus fin qu'il pût trouver, et choisit pour faire ses habits le tailleur le plus en renom dans toute la contrée.
Ce tailleur, nommé Nicolas, faisait son métier d'une manière que personne ne pouvait comprendre; on le voyait bien tailler, mais jamais on ne le voyait coudre; et pourtant les habits qu'on lui confiait étaient habilement confectionnés, solidement cousus et toujours remis au jour fixé. Dès qu'il avait pris mesure, il coupait le drap, déposait les morceaux dans une boîte, et puis s'en allait fumer et boire dans les cabarets. Les uns disaient qu'il était sorcier; les autres (et c'était le plus grand nombre) affirmaient qu'il était donné au diable.
Et, de fait, Nicolas s'était vendu à Satan. Celui-ci, sachant que le tailleur était mandé à Kerleau pour faire les habits de noces, vint le trouver, et lui dit : J'ai à me venger du bonhomme Billy, et j'ai compté sur toi : il faut que tu me livres sa fille, ou il t'arrivera malheur à toi-même... Entends-tu bien, ivrogne?... - J'entends, maître, répondit le tailleur; mais quand et comment te livrerai-je la belle Jeannette? - Je te laisse le choix des moyens; mais, puisque demain tu vas à Kerleau, demain il me faut Jeannette...
Le lendemain donc, Nicolas était à Kerleau, et taillait les habits, lorsque tout-à-coup il dit à Jeannette qui le regardait faire: « Ah! dame ! par exemple, me v’là b'en pris! J'ai oublié ma boîte à la maison, et je ne pourrai point finir ces habits pour les noces. - Oh! qu'à ça ne tienne! dit la jeune fille : je puis aller moi-même chercher vot'e boîte. - Tu es une brave fille, Jeannette, reprit le tailleur : tiens, voilà ma clé; cours bien vite au bourg, et tu me rapporteras cette boîte, qui est sur mon établi, devant la fenêtre. Mais surtout donne-toi b'en garde de l'ouvrir, car il t'arriverait malheur... - Non, non; soyez tranquille, dit Jeannette, je ne l'ouvrirai pas..." et elle partit en courant.
Quand elle eut pris la boîte du tailleur, elle la mit sous son bras, et la porta bien soigneusement, sans même oser la regarder. Mais, tout en cheminant, elle entendait dedans de petits chuchotements, des rires singuliers, et des trépignements fort drôles.... - C'est-i' étonnant, disait Jeannette, tout ce qu'on entend là dedans!... Si je regardais un peu par le trou de la serrure...? (Et elle ôta la clef.) Bath! je ne vois rien: la boîte est doublée... Si j'ouvrais..., rien qu'un p'tit ?.... Oh! non : le tailleur m'a dit qu'il m'arriverait malheur... Mais c'est peut-être b'en pour m'attraper qu'i'ma dit ça !... Nicolas est un rusé compère, qui ne veut pas qu'on sache son secret... Pardi! au bout du compte, qu'est-ce qu'i' pourrait m'arriver donc, si je regardais un peu ?... Si c'est une bête qu'est là dedans, ell'ne m'mangera toujours pas, car elle n'est pas b'en grosse.... »
Et tout en jasant ainsi, Jeannette, qui se trouvait alors au milieu d'une grande pâture, entr'ouvrit doucement la boîte; mais elle n'eut pas plutôt soulevé le couvercle qu'une nuée de petits nains, pas plus grands que le pouce, et tous coiffés d'un petit bonnet rouge, s'élancèrent dans la pâture, en se tenant tous en rond par la main, et se mirent à crier à tue-tête :
« De l'ouvrage, maîtresse! de l'ouvrage!!... » Jeannette était demeurée toute sotte, et la bouche ouverte, à regarder danser tous ces petits nains. Mais à cette demande d'ouvrage, elle comprit qu'elle était perdue, si elle ne satisfaisait pas ces petits démons, et elle s'écria aussitôt : - « Allons! petits bonnets rouges, arrachez-moi tous les genêts de cette pâture. »
Aussitôt les nains se mirent à tirer les brins de genêts, et la grande pâture fut dépouillée en un instant. - « De l'ouvrage, maîtresse; de l'ouvrage ! s'écrièrent-ils encore. Eh bien, dit Jeannette, mettez en mulons tous ces brins de genêts...» Et les petits nains firent un mulon haut comme un chêne.
- De l'ouvrage, maîtresse; de l'ouvrage!... reprirent-ils en chœur.-Voyons, mes petits hommes, dit Jeannette; montez sur ce tas de genêts, et sautez, du haut en bas, dans la boîte!.... »
Les nains grimpèrent aussitôt sur le mulon et s'élancèrent lestement. Dès que le dernier eut fait son saut, Jeannette ferma à double tour cette boîte infernale qu'elle courut bien vite remettre au tailleur.
Celui-ci rassembla tous les morceaux de drap taillé, et dans lesquels il avait planté des aiguilles et du fil, et ouvrit la boîte pour les donner à coudre à ses nains; mais à l'aspect de ses petits hommes qui tendaient à l'ouvrage leurs mains toutes vertes, il s'écria: Qu'as-tu donc fait, Jeannette, que mes nains ont les mains si sales? - Ah! c'est que, dit la jeune fille, en courant bien fort pour revenir à Kerleau, la boîte m'est échappée, et les pauvres petits hommes sont tombés sur l'herbe; j'ai oublié, en les ramassant, de leur laver les mains. - Ah! Jeannette, Jeannette, dit le tailleur, tu es bien heureuse d'en être quitte, et je pourrai bien moi payer ta sottise! - Laissez-donc, dit Jeannette, et puisque vos petits hommes sont à la besogne, venez va goûter notre cidre.
Tout le jour, pour noyer ses inquiétudes, Nicolas but comme un trou, et le soir venu, il eut grand' peine à regagner sa chambre. Là, il ouvrit sa boîte endiablée, et aussitôt tous les nains en sortirent en chantant comme toujours: - De l'ouvrage, maître, de l'ouvrage! - Engeance du diable, dit Nicolas, portez-moi dans la cour, j'ai besoin d'air, et mes jambes ne veulent plus me traîner.
Les nains alors le portèrent jusqu'au pied du château et se mirent encore à chanter en chœur : - De l'ouvrage, mattre, de l'ouvrage ! - Toujours la même chanson, dit Nicolas, dont les yeux se fermaient; eh bien! ramassez en tas tous les graviers que les tailleurs de pierres ont détachés avec leurs marteaux.
Les petits bonnets rouges se répandirent sur-lechamp dans la cour, et mirent en tas tous les graviers qui s'y trouvaient; puis ils coururent chanter encore à Nicolas : - De l'ouvrage, maître, de l'ouvrage!
Mais Nicolas ronflait et tout ce qu'il put dire, en s'éveillant à demi, fut un..... Allez au diable..... mal articulé.
A ces mots, les petits démons s'emparèrent du malheureux tailleur, le déposèrent dans le sable qu'ils avaient ramassé, le tournèrent, le retournèrent et le pétrirent si bien et si long-temps, que, pénétré de graviers jusqu'à la moelle des os, il devint pierre. Alors ils le plantèrent sous la tourelle, là où le seigneur de Kerleau comptait poser ses armes...
[...] Dans tout le pays, on nomme [désormais le malheureux Nicolas ] Chi-Chi-Kerleau.