La dame Elise de Caboran aimait d'amour Linstang, car il était beau et preux chevalier, et plus d'une noble châtelaine avait senti battre son cœur en voyant sa mine haute et fière et ses manières gentes et courtoises. Adonc un jour les dames de la cour de Chatelaillon avaient convoqué une assemblée pour célébrer en grand'liesse la victoire de Karl-Martel sur les Sarrasins dont beaucoup avaient été occis en cette rencontre, les autres contraints de repasser en grande hâte les monts Pyrénéens.
Le chevalier Linstang qui s'était distingué à la bataille ne fut point oublié. Il parut aux fêtes de Chatelaillon où il charma tout le monde par gentils propos et prouesses dont fut ravie en admiration l'assemblée. Pas une châtelaine ayant fille à marier qui ne désirât l'avoir pour gendre; pas un jeune cœur aspirant au tendre hyménée qui ne rêvât d'amour en pensant à lui; mais le chevalier, courtois envers toutes, laissait paraître sa préférence pour la dame de ses pensées, la belle Elise de Caboran. La gente damoiselle était soucieuse, et paraissait ne prendre aucun plaisir à la fête. Elle savait que son vieux père le baron de Charron, avait repoussé avec dures paroles la demande que lui avait faite, la veille, le chevalier Linstang.
-« Ton père s'est ruiné, lui avait-il dit, tu n'as de quoi mettre sous la dent; tu n'as rien, Linstang, fors la noblesse de ta race, je destine ma fille à un chevalier plus riche que toi.»
Le vieux baron était plus avare que oncques ne s'est vu, et il avait dit à sa fille qu'il ne fallait pas penser au chevalier Linstang; et voilà pourquoi prenait chagrin et souci la gente damoiselle. Après les fêtes de Chatelaillon, le baron alla se renfermer dans son château de Charron, qu'il avait, dans sa jeunesse, vaillamment défendu contre les entreprises du sire de Marans. Caboran était un chevalier plein de bravoure, et nul n'avait su mieux manier la lance ou l'épée. Mais il était vieux, et ses forces ne lui permettaient plus de remplir ses devoirs de chevalier. Depuis la mort d'Ermelinde, la vertueuse mère d'Elise, il n'avait paru à aucune fête, et s'il s'était rendu à Châtelaillon, c'était uniquement pour y conduire sa fille et voir l'effet que sa vue produirait sur la noble assemblée, car Elise était le portrait de sa mère dont la mémoire était en bénédiction dans toute la contrée. Il avait espéré n'y pas rencontrer le chevalier Linstang malade de ses blessures, ains [plutôt] espérait-il y trouver le châtelain de Fouras, Ethelbert, dont il voulait faire son gendre. Ethelbert était fils de son frère d'armes, et le plus riche seigneur de toute la contrée, après les sires de Chatelaillon et de Marrant. Mal lui en prit, car aux fêtes de Chatelaillon ne se trouva pas le châtelain de Fouras, mais Linstang et plusieurs autres; d'où en avait pris mortel déplaisir le vieux baron. Assis de mauvaise humeur au coin de sa cheminée, il paraissait nourrir un noir chagrin.
Pour lui rendre quelque sérénité, Elise se mettait auprès de lui, et tout en filant sa quenouille, lui parlait de sa bienheureuse mère, lui rappelant quelques-unes de ses sages paroles, de ses nobles actions; souvent elle lui adressait aussi des questions sur le temps de sa jeunesse, et les aventures qu'il avait mises à fin. Mais rien n'y faisait, et le baron se désolait de l'amour d'Elise pour Linstang.
Or, il advint qu'une effroyable tempête désola la contrée; la mer franchit ses digues, et s'épandit bien avant ès terres, renversant les maisons, et ravageant les récoltes; et quand elle se retira, laissa sur le sable un monstre en manière de serpent de la grosseur d'un cheval, long à l'égal de celui qui au temps jadis arrêta l'armée de Régulus au pays d'Afrique. Sa peau rude et écailleuse était couverte de larges taches d'un gris d'ambre sale, sur fond rougeâtre.
Oncques [jamais on] ne vit plus horrible bête. Ses pieds crochus étaient armés de griffes aiguës et sa queue terminée par un dard, allait et venait avec grand'souplesse et agilité. De chaque côté de son corps s'allongeaient deux nageoires, et sur ses épaules on remarquait deux ailes. Et avait en outre, le monstre, un cou d'une longueur prodigieuse, terminé par une tête plus grosse que fut oncques vue; ses longues oreilles pendantes étaient dures comme les cornes d'un taureau sauvage; ses yeux larges et ronds étaient couverts de crins roux, durs comme des aiguilles d'acier; sa gueule béante et garnie de six rangées de dents tranchantes, s'élargissait à volonté; davantage, l'halesne du monstre était pestiférée, et il poussait une espèce de hurlement caverneux exprimant ces trois syllabes nu-â-â, et le répétait quand quelque proie excitait sa faim. Finalement, était ledit dragon horrible à voir.
Jà [déjà] depuis six mois il ravageait le pays, foulant les moissons, dévorant les troupeaux, mêmement les bergers, les femmes et les enfants. Ce que voyant, les pauvres habitants de la contrée étaient dans l'effroi, et n'osaient sortir de leurs demeures ; craignant pour leur peau, tant et si bien que la faim venant à les chasser du logis, couraient devers la ville et les châteaux criant miséricorde, et demandant du pain. Quoi voyant le vieux baron convoqua ses archers et les envoya à l'encontre du dragon pour l'occire si faire se pouvait. Mal en prit à ces pauvres gens, car soudain qu'ils eurent jeté quelques flèches, ils furent contraints de lâcher prise après avoir vu dévorer misérablement cinq de leurs compagnons.
Grande fut la colère du sire de Caboran, à la nouvelle de cette mésaventure; il envoya de rechef des gens d'armes, lesquels ne furent pas plus heureux que les autres, et même se retirèrent à grand'peine. Le monstre continuait ses ravages et personne n'osait l'approcher. Le vieux baron maudissait sa vieillesse qui l'empêchait de manier l'épée et la lance. Advint qu'il se rappela Linstang renommé pour sa force, adresse merveilleuse et courage. Adonc le fit venir devers lui et dit : « Ai su, mon fils, que tu aimes toujours Elise nonobstant mon refus, et suis disposé cejourd'hui à combler tes vœux en te l'accordant pour ta chère compagne, si tu peux délivrer la contrée de la male bête qui la désole. Et le ferai, ainsi que venez de dire, fit Linstang que les paroles du vieux baron avaient ravi en joie et en bonheur. Ainsi soit, dit Caboran; autre chose ne requiers de toi sinon que tu m'apportes la tête du dragon; rassemble mes vassaux et cours sus au monstre ».
Ce qu'étant dit et convenu, le chevalier partit tout aussitôt. Il parcourut bourgs et hameaux, réunissant autour de lui tous les gens d'armes qu'il put trouver, hallebardiers, tireurs d'arcs et autres armés de pieux, fourches et bâtons ferrés. Tant se donna de peine, qu'à la fin du jour il eut 300 hommes avec lui, et marcha droit devers le lac des coteaux où était l'antre de nu-â-â. Incontinent qu'ils furent aux approches d'icelui, entendirent merveilleux hurlements, et voulurent rebrousser chemin. Mais Linstang les arrêta : « Comment, couards, leur dit-il, jà la peur vous saisit, et restez là ébahis comme gens sans cœur! Or sus, reprenez courage et marchons à la bête. » Icelles [ces] paroles étaient à peine prononcées, qu'ils virent venir à eux le monstre criant nu-â-â, nu-â-â.
N'en fallut pas davantage, chacun prit la fuite, les uns deci, les autres delà, aucuns ès champs, aucuns ès bois, aucuns ès marais, si bien que le pauvre chevalier resta seul bien marri [fâché] de telle couardise et trahison. Toutefois il ne perdit pas courage, et s'étant dévotement signé, il s'apprêtait à combattre pour défendre chèrement sa vie, lorsqu'il vit le monstre poursuivant deux fuyards, lesquels vinrent se cacher ès roseaux d'un étang voisin, dont mal leur en prit, car furent pris sans pouvoir faire un pas, ni se défendre et furent la proie du dragon.
Linstang revint dans son logis l'oreille basse, et maugréant ne plus ne moins qu'un dogue courageux que son maître a battu, se renferma, ne voulant voir personne, et surtout évitant la rencontre du sire de Caboran, duquel, pensait-il, il avait encouru vitupération pour avoir failli à sa promesse.
Le jour suivant comme il se promenait triste et rêveur, réfléchissant à sa mésaventure, lui vint une idée qui le transporta d'aise, si vrai est de dire que amour et vergogne sont deux maîtres ingéniant finesse d'esprit et subtiles inventions. -« Arrière, se dit-il, arrière, serfs couards; ferai en sorte que n'aie besoin de vous ».
Incontinent [sur-le-champ] appelle-t-il ses chiens favoris et bien dressés à la chasse du sanglier: « Sus, Pluton, Ronge fer, Médor, » clama-t-il avec force, et dogues accoururent devers leur maître, branlant la queue, dressant l'oreille, et jetant cris de joie. comme chiens que l'on mène à la curée. « Ah les bons, les vaillants amis, fit Linstang, en les flattant de la main! » Puis, se mit en mesure d'exécuter ce qu'il avait en pensée. Pour ce faire, et tirer parti du courage de ses fidèles dogues, il s'ingénia de représenter en bois un dragon de tout point semblable au serpent nu-â-â, couvrant le tout d'une toile rousse tachetée de gris d'ambre. Ce ne fut tout; besoin était d'accoutumer les chiens à courir sus à la bête. A donc que Linstang les appèle; mais, à la vue du monstre ils s'arrêtent, transis de peur et poussant hurlements en manière de chiens qui ont perdu leur maître. Ce que voyant le chevalier excite leur colère par gestes et propos, rien n'y fait, Linstang prend alors son épée dont à coups redoublés frappe le mannequin, et soudain les chiens s'élancent, et, à belles dents déchirent la bête.
Au jour en suivant, icelle épreuve recommence qui à merveille réussit. « Bien, dit le chevalier, voyons si mes chiens n'auraient pas peur si la bête se mouvait en fureur ». Ressorts sont adaptés à la machine desquels les yeux, la tête, la gueule et la queue reçoivent agitation et mouvement; ce nonobstant les chiens fondirent dessus comme devant et la mirent en pièces.
Ceci fait, Linstang passe au cou de ses chiens larges et forts colliers armés de pointes longues et tranchantes, d'iceux garnit le corps d'une épaisse ceinture en cuir de taureau hérissé de petites lames de faulx, mêmement ajoute à leurs pattes bracelets de cuir aussi couvert de pointes aigues; puis s'arma lui même de pied en cap, et ainsi prend chemin devers l'antre du dragon.
Sitôt que eurent gagné le lieu dit de Plaisance, soudainement virent venir à eux le monstre criant: nu-â-â, nu-â-â! Pensez qu'eurent peur les dogues, et s'arrêtèrent cois d'abord, n'osant bouger, puis de hurler plaintivement; notez que le serpent exhalait au loin odeur infecte, lançait éclairs de ses yeux, et ouvrait une gueule horrible. Si vrai est de dire que ne vous souhaite pareille rencontre, Dieu vous en garde et moi aussi. Adoncques en ce moment Linstang leva les yeux au ciel pria la vierge Marie, mère de Notre Seigneur, de lui venir en secours, et tôt se porta bravement à l'encontre du monstre, clamant: à moi Pluton, Ronge fer, Médor! Et il attaque la bête laquelle saisit la lance du chevalier et la brisa en éclats. Ce voyant, Linstang tira son épée dont enfonça la lame bien avant dans la gueule du monstre et la remplit de sang; puis se retrancha derrière un arbre, cherchant jour à sa pointe au travers des dures écailles de la bête, tant que son épée venant aussi à se rompre, il tira son poignard de fine trempe duquel dextrement se servit contre les yeux du dragon pendant que les chiens pleins d'ardeur lui déchiraient qui le poitrail, qui le ventre, qui les flancs, et travaillaient de leurs dents, que l'horrible bête poussait hurlements effroyables, et jetait un sang noir dont fut merveilleusement augmentée l'ardeur des chiens. Cependant le chevalier profitant de la détresse du monstre sans cesse harcelé par les chiens, plongea sa lame de poignard de rechief dans l'œil de la bête, et si avant, qu'il l'étourdit; puis l'enfonça dans le cœur, et le dragon qui se tordait avec cris épouvantables tomba sur le flanc et rendit l'âme.
Maître du champ de bataille, Linstang posa genouil en terre pour rendre graces à Dieu et à Notre-Dame de la victoire dont fut joie en toute la contrée. Après avoir flatté ses chiens avec bonnes douces paroles, il coupa la tête du dragon et la porta au sire de Caboran lequel tint sa promesse, et accorda sa fille au vaillant chevalier.
Avec le surnom de Nuââ qui lui fut donné en souvenir de sa glorieuse victoire, Linstang devint possesseur par son mariage avec la fille du sire de Charron de toutes les terres qui plus tard furent circonscrites par les fiefs de Sérigny, Courçon, Ferrières, par le comté de Benon, Virson et Saint-Médard. Plein de reconnaissance pour la mère de Dieu dont il avait invoqué le secours, il fit élever en son honneur une chapelle sur le lieu même du combat. Cette église fut détruite pendant les guerres des comtes de Nuaillé et de Benon. Il n'en reste plus de vestiges. Sur la caverne qui servait de repaire au monstre, il fit construire un château flanqué de tours, qu'il entoura de fossés larges et profonds. Ce château prit le nom de Nuââ. Il fut détruit d'abord par une tempête, et plus tard par les flammes.