Au moment où commence ce récit, la forêt de Mondon formait une pointe très aiguë, à l'extrémité de laquelle s'élevait une misérable habitation à peine abritée par un arbre malingre, où se réunissaient en conciliabule tous les corbeaux de la forêt. Cette cabane, qu'on appelait à cette époque « la Pointe du Bois », se nomme aujourd'hui « la Pointe des Cras» (ou des Corbeaux). – Pour quelle raison?... C'est ce que nous allons essayer d'expliquer.
Le propriétaire de la chaumine en question, qu'on avait surnommé le Noirot, à cause de la couleur de ses cheveux, ne jouissait pas dans le pays d'une excellente réputation. Il était à la fois ivrogne, paresseux et débauché. Personne ne le fréquentait, et il n'avait jamais pu trouver à s'établir dans les villages environnants.
Un jour qu'il était occupé à tendre des collets dans une futaie, il vit arriver un personnage qu'il ne connaissait pas et qui lui demanda le chemin de Saint-Clément. Le « Noirot », bien disposé ce jour-là, donna satisfaction à l'individu, qui entra aussitôt en conversation avec lui...
— « Tu n'as pas l'air bien heureux, mon brave; ton métier ne doit guère être lucratif! Que dirais-tu si je faisais de toi le plus riche propriétaire de la contrée ?...
– Je ne mérite pas tant de complaisance, Monsieur, répondit le Noirot; mais si c'était un effet de votre bonté, j'accepterais tout de même...
– Eh bien! mon ami, c'est chose faite; mais, à une condition qui, du reste, ne te coûtera guère : c'est que tu me vendras ton âme qu'il faudra me remettre immédiatement le jour où je jugerai à propos de venir te la demander!
– Marché conclu!» dit l'autre, en mettant sa main dans celle de son interlocuteur.
En rentrant le soir chez lui, notre homme ne fut pas peu surpris de trouver, à la place de sa bicoque, une belle ferme toute remplie de bestiaux, de récoltes et d'instruments agricoles. L'arbre chétif avait de même été changé en un énorme noyer tout couvert de fruits prêts à être « gaulés ». La forêt s'était retirée, et d'excellentes terres entouraient le nouveau domaine.
Le fermier improvisé résolut de renoncer à ses mauvaises habitudes, et n'eut pas de peine à voir prospérer ses propriétés, car... Satan travaillait pour lui.
On oublie vite, même à Saint-Clément. Les naïfs disaient que c'était le bon Dieu qui avait fait le miracle, parce qu'il avait été touché du repentir du gaillard. D'autres, il est vrai, pensaient le contraire, mais c'était le petit nombre. Toujours est-il que notre homme trouva enfin une brave fille de Laronxe qui consentit à se marier avec lui et à prendre le gouvernement de la maison. Les conjoints eurent bientôt une demi-douzaine de vigoureux garçons qui, en grandissant, ne pouvaient qu'accroître l'aisance de la famille en remplaçant avantageusement les domestiques.
La prospérité de la ferme allait donc croissant, et ses pommes de terre et autres produits se vendaient d'autant mieux sur le marché de Lunéville qu'ils étaient les plus beaux de la région.
Mais le quart d'heure de Rabelais devait venir aussi, et au moment où le sire s'y attendait le moins.
Quinze ans après les événements que nous venons de raconter, le Noirot et sa femme étaient accroupis tout heureux auprès d'un grand feu qui flambait dans l'âtre, et faisaient mille beaux projets d'avenir. On était à la nuit du 5 au 6 décembre, et la ménagère pensait à la joie qu'éprouveraient les plus petits le lendemain matin, quand leurs sabots auraient reçu la visite de saint Nicolas. Dehors, la bise des Vosges faisait rage et chassait des tourbillons de neige contre les vitres avec un fracas effrayant.
Soudain, on frappe à la porte, et notre fermier va ouvrir.
... Il recule épouvanté à la vue de Lucifer, dont les yeux étincelaient et dont la queue faisait des moulinets fantastiques.
– « Allons, dit le Génie du Mal, le moment de t'exécuter est venu. Fais tes adieux à ta famille. Je vais me chauffer en attendant!... »
Satan s'installa donc comme chez lui, en restant sourd aux supplications de Dame Noirot.
Revenons maintenant, ami lecteur, à Saint-Clément, où se passait, deux heures. environ auparavaut, une scène d'un tout autre genre.
A quelques pas du pont rustique que franchit la route pour entrer dans le village, on distingue immédiatement sur la gauche les premières maisons du « faubourg ». Elles sont très agréablement situées. Devant elles s'étend la grande prairie qui aboutit à la Meurthe et, au-delà, la vue s'arrête sur les collines boisées de la Taxonnière.
Une lumière brillait encore à la fenêtre d'une de ces habitations. Elle appartenait à un excellent homme, qu'on appelait familièrement « l'oncle Brégeot », et qui exerçait la profession de tonnelier. Son existence s'écoulait calme et heureuse, en compagnie de sa digne épouse, la « Tante Lilon ».
Au moment où ces braves gens s'apprêtaient à aller goûter un repos bien gagné, ils entendirent frapper plusieurs coups à leur porte... « Je crois qu'on toque, Brégeot, si tu allais ouvrir? » dit la bonne femme. « Bonjotte! à cette heure, Lilon? enfin, nous allons voir, » répliqua le maître de la maison, qui tira les verrous de la porte d'entrée. Il fut très étonné d'apercevoir, tout couvert de neige, un vieillard à barbe blanche, enveloppé dans une ample pèlerine. Derrière lui venait respectueusement son serviteur, qui tenait par la bride un âne assez chargé.
« Brave homme, voulez-vous me permettre de me reposer, ainsi que mon compagnon et ma bête? Nous arrivons tout d'une traite de Saint-Dié, et nous sommes exténués. »
L'oncle s'empressa de faire entrer les voyageurs et conduisit Aliboron dans un réduit qui se trouvait près de la chambre à four et où il y avait du fourrage sec destiné aux lapins.
Pendant ce temps, la bourgeoise disait à ses hôtes : « Ah! les pauvres gens, comme vous êtes arrangés ! C'est faire des « vaillances » que de voyager par un temps pareil! Je vais refaire le feu. Comme vous devez avoir faim! J'ai justement « cuit » hier; il me reste encore un peu de « chalande » et quelques « oriquettes ». Le Brégeot ira chercher une cruche de vin de Moyen. Cela vous remettra !... »
Le vieillard remercia de tout cœur, et pendant qu'on lui préparait ce petit festin, il se mit à contempler les assiettes à fleur posées sur la crédence. Grand amateur d'antiquités, il possédait, disait-il, une fort belle collection de vieilles. faïences récoltées un peu partout dans ses nombreux voyages; pendant ce temps, le compagnon, qui mourait de faim, roulait des yeux tout ronds à la vue de la bonne quiche que la tante Lilon faisait réchauffer.
Tout en mangeant, le voyageur annonça, à la grande surprise de ces bonnes gens, qu'il était... le Patron de la Lorraine, et il leur promit sa protection, eu égard à son bon cœur. La chère femme était dans l'allégresse et voulait donner toutes ses assiettes au grand saint Nicolas !...
On causa ensuite du pays, et la conversation tomba sur le Noirot.
– « C'est un bien mauvais sujet, disait l'excellente femme en se signant. Il était si effronté que les honnêtes filles n'osaient plus sortir...»
– Oh! oui! ajoutait l'oncle, il en a fait de belles ce bandit! On n'en finirait pas si l'on se mettait à raconter tous les tours qu'il a joués. Figurez-vous, monsieur saint Nicolas, qu'à la faïencerie de Saint-Clément où il était employé, il se faisait continuellement héberger par ses camarades et qu'il les volait à l'occasion!... A la Pointe du Bois, il n'y a pas si longtemps qu'il ne vivait que de rapines et de braconnage... Vingt-cinq divisions de métiers! je ne crois pas à une conversion si rapide et on ne m'enlèvera jamais de l'idée que cet oiseau-là s'est donné au « diable!!! »
«. .. Alors, c'est mon affaire, mon ami!!! répliqua saint Nicolas... Indiquez-moi donc le chemin... »
Séance tenante, l'évêque de Myre, se leva et prit congé de ses hôtes après les avoir bien remerciés et leur avoir donné sa bénédiction.
Malgré l'opposition du saint, l'oncle Brégeot le guida jusqu'à la Pointe du Bois, puis il rentra à son logis le cœur content.
Le délai accordé par Satan finissait quand on frappa à la porte du fermier. Celui-ci, que la perspective de son heure dernière prédisposait aux meilleurs sentiments, ouvrit sa porte en chancelant et introduisit le « visiteur » dans la pièce où se trouvait « l'autre ».
Lucifer fit alors un mouvement de terreur qui n'échappa pas à la dame du logis, et il chercha vivement à entraîner maitre Noirot.
Mais, instinctivement, la vaillante femme saisit le bras de son mari, et se jeta avec lui aux pieds de Saint Nicolas qui laissa alors tomber sa houppelande, et apparut dans toute sa gloire ceint de son auréole.
Le Saint, étendant les mains, donna l'absolution au Noirot, puis, saisissant une baguette de noisetier qui se trouvait à sa portée, il en frappa le démon qui fut subitement transformé en une vieille chouette.
Comme la porte était restée ouverte, le vilain oiseau se précipita dehors et alla se percher tout effaré dans le noyer qui était adossé à la ferme.
La neige avait cessé de tomber et la lune éclairait de sa lueur argentée l'arbre en question.
Alors, le père Fouettard qui était resté à la porte toucha légèrement la bourrique qui fit un tel vacarme que tous les corbeaux de la forêt accoururent. Les « cras » se jetèrent avec furie sur l'oiseau de Minerve et en peu de temps ne lui laissèrent plus une plume sur le corps.
Le démon se laissa alors tomber du haut de son perchoir en poussant un cri rauque et disparut dans une crevasse du sol dont les traces sont encore visibles aujourd'hui. Une vapeur de soufre monta dans l'air et ce fut tout.
Saint Nicolas recommanda à ceux qu'il venait de sauver d'être bons et honnêtes comme les dignes Brégeot de Saint-Clément; il combla de jouets les petits Noirot, puis il donna vivement le signal du départ à son compagnon. Le Patron de la Lorraine devait être à Nancy à 4 heures du matin.
Depuis lors, quand revient la nuit de la Saint-Nicolas, l'arbre de la Pointe des Cras frémit jusque dans ses racines et se balance dans tous les sens, imprimant à l'habitation les mêmes oscillations, ce qui, dit-on, ne nuit en rien à sa solidité.