Par une belle journée du mois d'octobre, j'allai dans un endroit du bois que je ne connaissais pas et qu'on disait tout curieux. C'était un endroit bien loin du chemin et qu'on appelait la Sablonnière.
J'arrivai bientôt dans une clairière où le terrain tout remué me fit comprendre que j'étais à la Sablonnière de l'ancien temps. Pendant que je marchais à travers ces carrières qui étaient pleines de buissons tout épais qui cachaient des trous, je vis une grande borne, je la regardai bien, je croyais voir devant mes yeux une borne des rondes du sabbat (un menhir). J'étais si à mon affaire que je ne vis pas un petit homme tout vieux qui cueillait des baies de genièvre, et qui fut tout d'un coup sur moi.
Vous voilà bien étonné, qu'il me dit. Je fus bien aise de l'entendre, car je savais que le père Colon (c'était lui) connaissait bien tout ce qu'il y avait de curieux sur le village. Après une poignée de main, je lui demandai :
Qu'est-ce que c'est de cette grande pierre ?
C'est la grande borne, qu'il me dit, c'est ainsi qu'on l'appelle.
Savez-vous bien qui est-ce qui l'a plantée ?
Ce fut dans l'ancien temps pour montrer la limite des bois de Gerbéviller, de Moyen et de Fraimbois. Elle est tout-à-fait à la place d'un loup crevé.
Je devinai une bonne histoire, et je demandai à ce brave homme de me raconter ce qu'il savait sur cette borne. Voici ce qu'il me dit, quand nous nous fûmes assis sur l'herbe.
Dans l'ancien temps, tout le bois qu'on appelle le Sablon ou la Sablonnière était un grand friche qui ne valait pas grand chose. C'est pourtant à cause de ce friche qu'il y avait toujours des chicanes entre les trois communes de Fraimbois, de Moyen et de Gerbéviller. Toutes les trois voulaient avoir tout le terrain, à cause que leurs bois étaient voisins. C'était une grosse affaire. Le bon Duc qui arrangeait souvent les mauvais procès voulut les arranger une fois qu'il était à la chasse. Il nomma un homme adroit pour venir sur le terrain avec les maires des trois villages. Ceux-ci devaient amener avec eux des gens choisis pour partager justement.
Quand ils furent tous arrivés, le maire de Fraimbois trébucha contre un loup crevé qui était caché dans les ronces qui étaient épaisses là. En voyant le loup crevé, le maire de Fraimbois eut une idée bizarre qu'il dit aux autres :
Nous sommes les trois maires. Eh bien ! je vous propose que celui qui dira la plus grande vérité sur le loup que voilà, gagne pour sa commune la propriété qui est la cause de notre procès. Qu'en dites-vous ?
Comme ils étaient un peu joyeux, ils voulurent bien ainsi, tous. A tout seigneur tout honneur. Le maire de Gerbéviller, qui est une ville, parla le premier.
-Voilà un loup, qu'il dit, qui a couché plus souvent devant la porte qu'à l'abri !
Tout le monde trouva le maire de Gerbéviller bien adroit. Ils disaient aussi bien tout bas, que le loup avait bien pu coucher souvent dans les baraques des charbonniers ou bien dans les abris des bûcherons, quand il n'y avait plus personne.
A vous, monsieur le maire de Moyen, parce que votre commune est plus grosse que la nôtre.
-Voilà un loup, que dit le maire de Moyen, qui a mangé plus souvent de la viande crue que de la viande cuite !
Bien trouvé qu'ils dirent encore tous. Le maire de Gerbéviller est enfoncé. Mais ils songeaient pourtant qu'en temps de neige, les bûcherons s'étaient plaints souvent que le loup leur mangeait leur viande qu'ils avaient apportée pour leur déjeuner. Le maire de Fraimbois parla le dernier. Il dit :
Voilà un loup qui n'a jamais été aussi malade que quand il a crevé!
Ils rirent tant, ils frappèrent tant dans leurs mains qu'on vit bien maire de Fraimbois était le maître. Pas un ne fut assez malin pour lui répondre.
Ils s'arrangèrent tous avec beaucoup de plaisir, et ils plantèrent la grande borne qui empêcha tous les procès; et depuis, le village de Fraimbois a toujours eu la Sablonnière.