Il était déjà tard dans la nuit, et depuis longtemps tout bruit avait cessé dans les ténébreuses et étroites rues de la ville de Toul. Tous les feux s'étaient éteints et les bons Toulois reposaient dans leurs couches, goûtant un sommeil réparateur des forces dépensées durant le jour. Seuls, les aboiements lointains de quelque chien errant et une lumière clignotante qui persistait derrière les vitraux de l'évêché venaient troubler les profondeurs du silence et de la nuit.
Agenouillé sur son prie-Dieu, le pieux évêque Gauzelin achevait ses prières du soir, en laissant distraitement son esprit voguer vers un rêve mystique. La journée qui venait de s'écouler avait été pour lui fort importante: il avait fait vœu de construire une église consacrée à la Vierge. Sa joie était si débordante qu'il ne pouvait s'empêcher de songer à cette sainte action. Mais, tout à coup, il se rappela sa prière et, tout honteux, demanda le pardon de la Mère de Jésus.
Le prélat s'était de nouveau penché sur le velours de l'accoudoir, la tête dans ses mains, quand il lui sembla qu'une vive clarté illuminait la chambre. Il se releva. Dans un coin, entourée de rayons éblouissants, la Vierge lui apparaissait. Saint Gauzelin n'en pouvait croire ses yeux. Alors, la Femme divine se mit à parler d'une voix douce et harmonieuse :
« Demain, disait-Elle, lorsque le jour aura dissipé les ténèbres de la nuit, pars avec tes chiens. Arrivé à la lisière de la forêt, tu verras une biche se lever. Suis-la. A l'endroit où elle s'arrêtera et creusera la terre de son pied, je désire que tu bâtisses le temple. »
Puis, après un geste de bénédiction, la blanche vision s'effaça peu à peu. Et la sombre salle reprit son aspect austère, tandis que l'évêque, tout en remerciant le ciel avec serveur, laissait échapper de ses yeux deux grosses larmes de joie.
Dès le petit jour, Gauzelin fit ainsi que la Vierge lui avait indiqué et, de fait, tout se réalisa ainsi qu'elle l'avait prédit.
Quelques jours après, il faisait mettre l'église en construction et, au bout d'un mois, les murs s'élevaient déjà hors de terre. A ce moment, une grande famine dévasta la contrée. Le saint homme distribua aux fidèles, qui imploraient du pain, les fonds qu'il réservait à la basilique. Dès ce temps, il parut préoccupé ; certes, il ne se reprochait pas son acte, mais il craignait fort ne pouvoir réaliser son cher vœu l'argent manquant, on avait dû interrompre les travaux de l'église. Or, la Vierge providentielle veillait. Ainsi que le soir à l'évêché de Toul, elle apparut à la Reine de France:
« – Un de tes pieux et dévoués serviteurs est en proie à la famine. Je désire que tu lui envoies des secours.
– Mais, demanda la reine, comment pourrai-je le trouver ? »
Et la vision reprit :
« Fais charger trois chameaux de pareilles richesses que celles des Mages de Béthléem et laisse-les aller à leur guise.
La reine fit partir les trois chameaux de Paris. Leur harnachement était une merveille; quant au chargement, il se composait de tapis d'Orient et de métaux précieux. Elle les suivit longtemps des yeux et vit qu'ils prenaient la direction de l'Est. Ils avaient trotté vite et longtemps lorsqu'ils parvinrent sur les bords de la Meurthe. Sur la rive opposée, était assis un homme connu depuis longtemps dans le pays comme sourd-muet; non loin de lui, une barque était amarrée à un pieu. Alors se produisit un miracle. La barque se détacha d'elle-même, vint chercher les chameaux et leur fit traverser la rivière. Le sourd-muet, qui assistait à ce spectacle surnaturel, en recouvra subitement la voix. Les trois animaux continuèrent leur route et arrivèrent, après une demi-journée de marche, devant le temple inachevé. Les richesses qu'ils portaient permirent d'en terminer la construction et une tour majestueuse s'éleva bientôt vers les cieux.
Saint Gauzelin avait décidé de fêter solennellement la consécration de la nouvelle église. Il fit venir en grande pompe l'archevêque de Trêves, les évêques de Metz et de Verdun, accompagnés du clergé des alentours. Le bon prélat était radieux; de toute la nuit qui le séparait du grand jour, il ne put dormir. Il se leva après minuit et voulut jeter un coup d'œil sur les derniers préparatifs. Mais grande fut son émotion lorsque, du dehors, il aperçut les vitraux resplendir d'une vive lumière intérieure. Il précipita ses pas. En poussant la lourde porte d'entrée, il fut ébloui; des anges, rangés le long des marches de l'autel, chantaient des cantiques divins, toute l'église était remplie de feux d'or éclatants, l'autel était recouvert d'un magnifique pallium sur lequel étaient posés un calice et un missel apportés par les anges. Gauzelin courut chercher les prélats conviés à la consécration, et tous, prosternés, écoutèrent le divin office.
Tout à coup, l'éclat des lumières devint plus puissant encore et, pour la seconde fois, la Vierge apparut à l'évêque de Toul :
« – Je veux, dit-elle, que le choix des trois premières religieuses de ce couvent soit fait par moi. Va donc sur le pont Saint-Michel et attends; trois femmes s'y rendront, l'une à la première heure, l'autre à la troisième, la troisième à la sixième. »
Gauzelin s'y rendit et ramena les trois femmes qui furent, ainsi que l'avait voulu la Vierge, les premières religieuses de Bouxières-aux-Dames.
En 962, Gauzelin s'éteignit saintement. Il fut enseveli dans les caveaux de cette église de Bouxières, qui est ainsi qu'une auréole dans sa pieuse vie.