La légende du Moine de Saire [Réville (Manche)]

Publié le 24 janvier 2023 Thématiques: Avarice , Diable , Diable victorieux , Jeu , Lieu hanté , Mer , Moine , Mort , Noyade , Nuit , Orage , Pacte avec le Diable , Pari , Paysan , Revenant , Richesse , Tempête , Vol ,

L'estuaire de la Saire
Xfigpower, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Fleury Jean / Littérature orale de la Basse-Normandie (1883) (4 minutes)
Lieu: L'estuaire de la Saire / Réville / Manche / France

Le Moine de Saire appartient également à la catégorie de ces êtres malfaisants qui cherchent à faire périr les voyageurs, mais sa légende est moins originale. Son domaine aussi est différent. Ce n'est pas sur les landes qu'il tend ses pièges. Il a pour domaine les bords de la mer et il abuse des sentiments généreux pour conduire les passants à leur perte. Quand la tempête est violente, quand le vent mugit, quand les lames se brisent sur les rochers avec un épouvantable fracas en lançant dans les airs une pluie d'écume blanche, on entend parfois des cris lamentables sortir de la mer, des voix qui semblent implorer votre secours. Si l'on se dirige du côté d'où ils paraissent provenir, on les entend tout à coup du côté opposé. Le cœur s'émeut. On met un canot à la mer, on se jette à la nage. La voix vous entraîne de plus en plus au large : l'individu que vous croyez apercevoir, sombre pour reparaître plus loin... Le mieux pour vous, c'est de regagner la côte, s'il en est temps encore. Le personnage dont vous avez entendu la voix, que vous avez cru apercevoir au dessus des lames, c'est le Moine de Saire, un damné, qui n'a qu'un but, vous entraîner dans l'enfer à sa suite.

Le Moine de Saire n'est pas toujours dans l'eau. On le rencontre aussi sur le rivage, reconnaissable à son froc blanc. Il cause avec vous, il vous défie à la course, mais si vous acceptez, il vous entraîne peu à peu à la mer. Il se familiarise même parfois jusqu'à jouer avec vous aux dés, sous un déguisement, dans quelque cabaret de village. Mais ces jeux finissent toujours mal; il vous fait boire surabondamment, par exemple, afin de vous noyer plus à l'aise, car il est plus méchant que les dames blanches de la Hague. Ce ne sont pas de simples espiègleries qu'il vous joue, il veut que vous mouriez afin de grossir à vos dépens le royaume de Satan son patron.

Sur la cause de sa damnation, il court deux légendes. Suivant l'une, il s'agit, comme dans le cas de Mademoiselle de Tonneville, d'un souhait imprudent accompli.

Le moine, suivant cette légende, était fils d'un riche propriétaire des bords de la Saire; et son père, obligé de s'absenter, l'avait chargé de recevoir à sa place les redevances des fermiers. L'un des fermiers néglige en payant de réclamer un reçu; le moine ne le lui offre pas, et plus tard le père réclame la somme au fermier. Le fermier assure qu'il a payé; le moine, qui a déjà dissipé l'argent, affirme qu'il n'a rien reçu. - Vous n'oseriez pas le jurer, dit le fermier. Je le jurerai, dit le moine. Eh bien ! dites : Que le Diable m'emporte à l'instant dans la mer si j'ai reçu cet argent! Le père l'exhorte à réfléchir encore. Toutes les réflexions sont faites, dit le moine, qui ne veut pas reculer. Que le Diable m'emporte à l'instant dans la mer si j'ai reçu cet argent! Il n'avait pas fini de parler qu'un grand bruit se fit dans la cheminée, une main, on ne vit pas le corps, vint saisir le moine; il disparut par le tuyau à suie, depuis qu'à l'état de vision, et on ne l'a plus revu

L'autre tradition rappelle une foule d'autres histoires bien connues. Dans cette version, le moine aurait été le receveur, l'intendant, si l'on veut, du seigneur de Réville, dont les propriétés étaient traversées par la Saire. Le seigneur de Réville vivait généralement loin de son domaine, guerroyant, s'amusant et ne reparaissant guère chez lui que lorsqu'il avait besoin d'argent. Sa femme au contraire restait dans le manoir, et pendant que le mari menait grand train au dehors, elle menait grand train chez elle avec ses amis et avec le moine qui était en même temps son ami de cœur et son caissier, le tout aux frais de l'absent. Mais l'absent reparaît tout à coup, il lui faut de l'argent, il prouve au moine qu'il doit en avoir, et se montre très pressé. Or la caisse était vide. Le moine se désespérait. Il y a de quoi se donner au diable, pensait-il.

Le diable était aux aguets; il se présente. — Tu as besoin d'argent, lui dit-il, j'en ai à ta disposition, seulement je ne le donne pas pour rien. A quel taux prêtes-tu ? Tu n'auras pas à me le rendre. Signe-moi seulement ce papier de ton sang, et il lui présentait une feuille toute préparée. Mais c'est mon âme que vous voulez, dit le moine après avoir lu.

Je te donne dix ans; pendant ce temps tu auras de l'argent à ton gré. Signes-tu? Le moine signa, le papier et l'interlocuteur disparurent, mais il y avait un sac d'argent sur la table.

Le moine remit au seigneur ce qu'il demandait, et, le châtelain parti, la joyeuse vie reprit son train au manoir de Réville. Le moine se proposait bien d'attraper le diable: la dernière année, il se convertirait, il ferait pénitence, il prierait la sainte Vierge de s'intéresser à lui, et le pacte serait retiré des griffes du malin. Le diable était plus malin que lui. Au bout de cinq ans, jour pour jour, il reparaît. — Je t'attends, lui dit-il. — Vous m'avez promis dix ans ! Je te les ai donnés. En enfer les nuits comptent pour des jours. Tu es théologien, et tu ne sais pas cela ! suis-moi.

Le moine eut beau protester, le diable l'emporta. Mais par tolérance, et en souvenir du bon nombre d'âmes qu'il lui avait fait gagner en menant joyeuse vie, il lui accorda de revenir sur la terre pendant les nuits d'orage, à condition de faire bonne chasse au profit de l'enfer. Le moine jusqu'à présent s'acquitte consciencieusement de son office.

Il faut dire qu'au temps présent les apparitions du Moine de Saire rencontrent beaucoup d'incrédules. On soutient que des cris entendus pendant les tempêtes ne sont pas des cris humains, mais les cris de certains oiseaux de mer que l'orage réjouit. De là, le ton quelque peu gouailleur avec lequel on raconte la légende.

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Source: Collin de Plancy, Jacques Albin Simon / Légendes infernales: relations et facts des hôtes de l'enfer avec l'espèce humaine (1864) (2 minutes)
Lieu: L'estuaire de la Saire / Réville / Manche / France

[...] Le moine de Saire était le fils d'un riche paysan du beau vallon arrosé par la rivière de Saire, dans la Manche; et plusieurs versions peu honorables roulent sur son compte. Suivant les unes, il était l'intendant du seigneur de Tourlaville; il le vola si copieusement pour satisfaire ses goûts de jeu et de débauche, que tout se découvrit bientôt. Menacé de la corde s'il ne restituait pas ce qu'il avait dissipé, il fit un pacte avec Satan, reçut autant d'argent qu'il en voulut, et se voua désormais au service du diable.

Selon d'autres versions, il ne quitta pas la maison de son père. Mais un jour qu'un des tenanciers venait apporter une somme de six cents livres qu'il devait au maître du logis, le jeune garçon la reçut, la garda, et ne dit rien du dépôt qu'on lui avait laissé. Il dissipa cette somme en parties de jeu et en orgies avec des amis qu'il s'était faits; et lorsque, trois ou quatre semaines après, le tenancier vint demander sa quittance au maître du logis, le coupable nia le dépôt, traitant le bonhomme d'imposteur.
– Si je suis un imposteur, dit le tenancier, affirmez donc par serment.
– Que le diable m'emporte au fond de la mer, si j'ai reçu l'argent, cria hardiment l'insensé.

Sur cette imprécation criminelle, le voleur disparut à tous les yeux.

Le diable, trouvant en lui des ressources, lui a permis, dit-on, de vagabonder ici-bas sous toutes sortes de figures et de s'évanouir au besoin. Il joue autant de mauvais tours que le kleudde des Flamands et les autres lutins de mauvais aloi. Quelquefois c'est un cheval sans maître, qui se présente facile à monter devant le voyageur que la fatigue accable; et si l'imprudent se fie à lui, il l'emporte, s'animant vite; et, indocile au frein, il entraîne bientôt son cavalier au bord des précipices. Si d'honnêtes paysans ne sont pas là pour crier à l'infortuné de faire le signe de la croix, seule puissance qui paralyse le damné, l'infortuné est précipité dans quelque abîme. On le rencontre souvent en Normandie, habillé en moine. Il s'arrête à la chute du jour dans quelque passage solitaire. Assis sur une pierre et maniant un jeu de cartes, il arrête les passants et leur offre une partie de jeu. Pour les exciter, il leur propose de risquer une pièce d'or contre une pièce d'argent, une pièce d'argent contre une monnaie de cuivre; il leur étale une bourse richement garnie.

Le passant, qui oublie que le jeu a pour père l'orgueil ambitieux, pour mère l'avarice, et pour sœurs la paresse, la gourmandise; le passant peu sage cède à l'attrait de l'or; il commence avec le faux moine une partie de cartes; de premiers gains l'allèchent; mais bientôt, après avoir perdu sa bourse, c'est-à-dire le fruit de son travail, sa mule et son fouet, c'est-à-dire les instruments qui le font vivre, il perd sa santé, sa liberté, son salut.


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