A voir, des plaines marécageuses de Feurs, la Loire passer dans la plaine roannaise, à travers une brèche immense, sur une étendue de vingt-cinq kilomètres de montagnes, on est tenté d’adopter la fable ingénieuse qui veut qu’un lac, reste anté-historique d’un déluge forézien, ait trouvé une issue par ce canal étroit, ouvrage des druides et surtout du conquérant César. Il faut que l’imagination invoque des souvenirs aussi puissants, devant le spectacle imposant qu’offre le fleuve depuis la fameuse digue de Pinay jusqu’aux bords plus adoucis que domine la chapelle de Notre-Dame de Vernay. Dans ce chenal resserré, la Loire roule de tourbillon en tourbillon, sans cesse brisée sur les écueils; elle ronge ses bords on peut voir, en aval des piles de Saint-Maurice, le sommet entier d’une de ces piles que l’eau a charriée tout entière à plus de deux kilomètres. Enfin la rivière se précipite, de rapide en rapide, jusqu’au saut du Perron; ce lieu est tristement célèbre en naufrages, et la croix peinte en rouge, plantée au bord de la passe dangereuse, rappelle une foule de sinistres. Les rives sont tellement escarpées, qu’elles sont presque désertes; leurs rochers bouleversés et arides surplombent le chemin de halage, et les ruines féodales qui les surmontent ajoutent encore à leur sévérité. Des torrents descendus des montagnes se frayent à grand bruit une route à travers les gorges qui s’ouvrent dans les falaises. Souvent la tempête s’y engouffre, et son grondement s’entend de tout le pays. La goutte de l’Ourgon, entre Saint-Maurice et Villeret, rend un bruit formidable après l’hiver, lorsque vient le dégel; et les paysans disent que c’est l’ogre, logé dans ses flancs, qui rugit ainsi.
Une légende terrible ne pouvait moins faire que de colorer encore ces bords désolés au pied d’un antique donjon, et l’imagination du peuple a mis toute cette horreur sur le compte de ses châtelains. […] [La voici: ]
Basse était la rivière entre les piles de Saint-Maurice et le gué si peu profond pour aller de la rive sur l’ile, qu’une vieille chevrière, relevant sur ses maigres jambes sa cotte de barré [étoffe de laine rayée de différentes couleurs], passait la Loire, souvent si rapide en cet endroit. Après elle, venaient trois chèvres cabriolant dans l’eau, puis le conteur en quête du meilleur point de vue pour dessiner la tour ronde et l’enceinte ébréchée qui dominent le val.
La vieille s’assit et, tricotant sa laine, travailla sa pensée, comme ses aiguilles tissaient son tricot; puis les bêtes capricieuses (c’est les chèvres que je veux dire), sautillant, grimpant, le nez camard au vent, l’œil louche, vinrent près de l’homme, par une bramée saccadée, lier conversation et connaissance.
– «Musses [chèvre sans cornes] menettes, dit la femme à ses chèvres, ce garçon vous revient, je vois ça vous allez sentir ses paperasses, comme un quignon de pain; sainte Vierge! on dirait qu’elles comprennent ce que celui-là griffonne.
– «Laissez-les à leur aise, la mère, répondit le quidam, flatté plus qu’on ne pense de son esquisse comparée à une croûte de pain bis, combien souvent les bêtes comprennent mieux que les chrétiens!
– « Vous parlez droit ces braves bestioles me donnent tous les jours leur lait, tandis que j’ai deux gars et des filles, sauf votre grandeur, qui m’ont laissée en misère depuis que leur pauvre père, l’ancien pontonnier, s’en est allé diner chez l’Ourgon. Ah! je m’enraye [je m’excite] … Vous allez dire que mon conte n’en finit pas plus que la barbe de mes chèvres.
-« L’Ourgon! Qu’est-ce que cela, la mère? Un ogre, sans doute, caché dans le château, au temps de nos anciens; un baron qui, par les souterrains où l’on a trouvé des chaines de fer et des os de morts, descendait jusqu’à la Loire pour manger le monde passant sur la charrière [barque plate] ?
-Oh! vous m’étonnez; pourquoi remuer le mal d’autrefois qui fait tant peine à dire? Vrai est seulement que cet Ourgon trois fois a voulu ôter, de la chapelle de l’ile, la bonne Vierge qui est maintenant à l’église d’en haut; trois fois elle est revenue toute seule en traversant le gué, et Ourgon ne craignit pas que celle qui marche sur la lune d’argent se brisât les pieds sur les cailloux pointus. Alors les hommes de Saint-Maurice ont bâti un beau pont dans l’église [maintenant détruit], et ont mis la bonne Dame dessus, tandis que le mauvais s’en allait vers le pont du Diable, dans cette goutte noire comme une gorge de loup, là-bas, à travers ces rochers… Ah! pourquoi mon homme est-il allé prendre là-bas sa dernière pitance?
-«La mère, parlez un peu du vieux pontonnier.
— « Il était marinier, c’est dire jovial compagnon; pêcheur courageux, il a sauvé bien du monde à la croix rouge du Perron, bien du monde encore à la ville dans les inondations. Voyez-vous, un saumon vaut mieux que cent blancs plats [meunier, poisson peu délicat]: mon homme n’aimait pas les cotonnaires [ouvrier en coton], mais il ne craignait le vin blanc, la matelote et les jurons. Quant à sa femme, il la tançait six jours la semaine et la grondait le reste. A part cela, il était doux comme le jour… Ah! pourquoi est-il allé diner chez le vilain?
-«Mais quel mal y avait-il à cela? Un bon diner n’est jamais de refus.
-«Nage toujours, ne t’y fie pas, garçon [expression lié à une autre légende]. Bons sont les fricots, mais l’heure de payer arrive. Malheur donc à celui que son bon ange laisse, le soir, du côté du vin et de l’autre côté de l’eau, la tête lourde, la bouche pleine de jurons! Là-bas, vis-à-vis la goutte de l’Ourgon, le pays n’est pas beau: il n’y a ni cabanes de pêcheurs, ni loges de bergers; les chemins y sont vraiment extravagants; partout des rochers rouges prêts à s’écrouler, penchés sur l’eau, comme une dévote sur ses péchés, et tournés sens dessus dessous; le pays est pelé comme un front de rentier: c’est que l’Ourgon a passé par là! Du temps que la sainte Vierge était encore à la chapelle, les bords de la Loire semblaient un petit jardin d’amour; mais, à présent, la rivière charrie les rochers, et vous pouvez voir, à plus d’un quart de lieue d’ici, la cime entière d’une des piles. Aujourd’hui Loire [souvent les paysans suppriment l’article devant le mot Loire] est basse et ne fait que grommeler au Perron; mais ne restez pas, le soir, de l’autre côté de l’eau pour attendre le pontonnier de nuit!
« Si le malheur vous en veut, vous êtes en retard là-bas, là-bas; vous marchez longtemps, la tète vous tourne, vos jambes battent la générale, et il vous faut pourtant passer l’eau. La rivière coule toute noire devant vous. Tout à coup apparait, tendue d’un bord à l’autre, la corde d’un bachot sur ses treuils qui semblent deux grandes jambes….. Entrez dans la barque : la poulie grince, la corde s’arrondit comme un ventre de marinier après diner; sous le poids du courant, elle plie et la barque file sur l’écume des eaux… Où donc est le pontonnier?… La barque file, là-bas s’ouvre, comme une gueule, le val de l’Ourgon… Mais où donc est le pontonnier?… Personne ne conduit la toue roulée comme une feuille dans un tromb d’eau [tourbillon] … Pontonnier, où êtes-vous donc?… Une secousse épouvantable arrime la barque au bord… Où est donc l’invisible batelier?…
« Le voilà! Le géant, l’Ourgon, haut comme un mât de bateau, ouvrant une gueule avec des gnaques [dents] de rochers! ses mains sont épaisses. comme des gouvernails, ses doigts crochus comme des harpons! Il porte le grand chapeau des mariniers de Saint-Rambert, la culotte de velours et la ceinture rouge; ses yeux brillent comme un tonneau de goudron enflammé; sa voix gronde comme l’eau sur les roches… Oh! mon pauvre homme, pourquoi avais-tu mis le pied dans le noir bateau?
« Toi que la nuit amène chez moi, as-tu la tête bien solide, la bouche sans jurons et la conscience légère? » Ainsi crie l’Ourgon.
« Répondez en faisant vœu de brûler à Notre-Dame de Vernay un cierge plus gros qu’un aviron et sauvez-vous à toutes jambes. Sinon l’Ourgon continue:
« Tu ne dis rien, ivrogne, jureur, sac à péchés, et ce couteau de cuisine t’arrache l’entendement ! Penses-tu payer ainsi le pontonnier invisible? Te voilà maintenant chez moi, je t’invite à diner: tu vivras en pourceau, t’enivrant, te vautrant, faisant de ta bouche un saint, et un dieu de ton ventre; mais ton âme, ton âme est ma gourmandise à moi je la sucerai, je la rongerai jusqu’à la moëlle, comme un chien mord les os! >>
« Alors, garçon, courez encore plus vite, mettez une serrure à votre appétit, une clef à votre nez une odeur friande de cuisine, un ramberge de rôti, une senteur diabolique vous amorce le bec et l’estomac qui chantent les psaumes de la faim; une table est là dressée, autour sont de jolies filles, belles comme les sept péchés capitaux. Mieux vaut le pain noir que Dieu nous donne chaque jour; mieux vaut le pain bénit que nous présente, le dimanche, monsieur le marguillier! Ivrogne, le vin est empoisonné; gourmand, les plats sont des vipères! Ourgon ronge ton âme, comme un chien mord les os! Bien des fois, les chrétiens de Saint-Maurice ont entendu dans le val le bruit joyeux des chansons et des verres; bien des fois, les voyageurs de nuit, accablés de faim et de soif, ont vu de loin les arzies [feux-follet] des noces. du diable et reniflé sous le vent l’odeur écœurante des rôtis de l’enfer! Mais demandez combien en sont revenus de ceux que le pontonnier invisible a menés dans sa barque et fait boire dans son verre!… Hélas! mon pauvre homme, pris de besoin, se sera assis à la table de l’Ourgon!
– «Mais, la mère, si l’on pouvait brûler la politesse au nez du géant et jouer des jambes…..
– « C’était mal aisé, mon garçon, mais alors, si l’on pouvait s’échapper, le géant vous servait pour dessert une grêle de gros cailloux ; il en roulait, il en tombait; les rochers pleuvaient d’eux-mêmes! Le signe de croix arrêtait seul cet orage… Venez, musses menettes, c’est assez causer… On dine mal chez l’Ourgon; mieux vaut un quignon de pain bis.
« Ah! la mère, encore un petit bout d’histoire, si je vous reviens; je l’entendrais toute la sainte journée.
« Plus maligne que moi vous la dira, s’il vous plaît; je n’y vois pas autre chose, quoique un vieux marinier de chez nous, avisé comme un avocat de paille, prétende que le goulu, par la barque duquel les gens en retard sont forcés de passer, est vivant encore à cette heure et n’a pas envie de mourir. Son nom de baptême (que maudit soit son parrain!) est impôt, justice, usurier, tous chiens enragés qui vous mangent l’àme, c’est-à-dire la bourse.
– « Oui-dà, c’est éloquent ce que dit là le marinier de Saint-Maurice. Si j’étais autant que vous dévot, je dirais que l’Ourgon est le diable de gourmandise; si j’étais autant que le percepteur-contrôleur pousse-écus, je dirais que l’Ourgon est le fisc, et je parierais de ne pas me tromper; si j’étais autant que votre pauvre homme affamé, je ne sais ce que je dirais; mais, simple conteur, je proclame que, si autrefois le diner était bon mais coûtait cher, aujourd’hui, hélas! il est mauvais, et nous n’en avons que le dessert! »