« Bons villageois des montagnes d'Ambierle, quel est ce vieux homme qui parcourt vos hameaux, une poire à poudre et des boites d'artifice à la main? Sans doute il y a fête au pays et l'artillerie rustique saluera la chute du jour. Ou bien, demain, se fera une grosse noce à tapage, et les coups de pistolets feront tressaillir la bande des jeunes filles comme le cœur de la fiancée.
– « Oh! ce n'est point une fête, il ne faut pas gandir (gaudir) aujourd'hui. Voyez là-haut sur le roc de Châtelux, près de la Font qui bout, ce brouillard épais et ce nuage noir à la cime bosselée, aux bords déchirés; voyez cette fumée rouge comme un feu de forge et que le vent pousse de tous côtés, comme des tiercelets autour d'une ruine; entendez ces bruits sourds: au loin les cloches sonnent, c'est la tempête et la grêle!
– « L'homme à la boîte semble de ses yeux ardents vouloir percer le nuage obscur; vignerons, dites-moi ce que ce vieillard regarde ainsi.
– « Ce qu'il regarde, lui seul peut le voir. Il compte les meneurs de nuées à cheval sur ces châteaux de brouillards; il étudie la direction où le vent les emporte, et, là où nous ne voyons que noir et gris, il aperçoit les sorciers maudits qui se montrent du doigt les vignes à ravager et les maisons où tombera le tonnerre. L'homme à la boite quête de la poudre auprès des braconniers et des vignerons. Le voilà qui charge ses pièces et enfonce le bourron de bois à grands coups de maillet. Tout à l'heure vous le verrez sur le rocher, la mèche en main et regardant les quatre points du ciel; vous entendrez son tonnerre répondre aux tonnerres d'en haut. Chaque fois que les sorciers froncent leurs noirs sourcils, l'éclair brille; chaque fois qu'une boîte résonne, le nuage ouvre ses flancs, et, secouant sa crinière, comme un cheval en furie, il rejette en bas un faiseur de grêle enlacé d'un serpent de feu.
– « En vain je cherche aussi ces noirs personnages au regard enflammé, je ne vois que la nuée grise tourbillonner autour du grand rocher.
– « Montez, montez, si vous l'osez, vers la font Sainte-Luce: vous y verrez la menée des faiseurs de grêle, les devines cabassues aux potences recourbées, les hommes au masque de loup, et ces sournois que tout le monde connait bien, mais qu'une langue hardie ne nomme que tout bas. Montez, montez, si vous l'osez. L'homme à la boîte seul peut sans se brûler les yeux fixer leurs visages rouges. Ecoutez comme ses pièces tonnent là-haut!
« Autour de la Font qui bout, s'assemblent cent meneurs de nuées. Ils s'assoient en rond, sur leurs calabres pointus; cent griffes rouges, cent ongles croches battent l'eau qui pétille et bouillonne, cette eau, l'été, plus froide que la glace, l'hiver, plus chaude qu'un éclair! Ils remuent ces bouillons effroyables, et le vent lourd des montagnes emporte les jurons affreux et les mots parlés dans la langue d'enfer. Une nuée s'élève couleur de plomb, pesante et froide; elle grandit, se gonfle, s'ébranle et roule cent sorciers comme un nid de corbeaux. Malheur, si le samedi soir, une vieille rebie (ridée), cahin-caha, s'achemine vers la fontaine! malheur, si ce vieux corps à fagot, de sa seule dent qui branle quand il fait du vent, marmotte sa litanie latine et sangsouille trois fois dans l'eau un chiffon de laine noire, si trois fois l'eau réjicle (sangsouiller, laver salement, souiller dans le sang) sur le bord, il y a de la grêle de forgée pour toute la semaine! Mais écoutez, écoutez... les cloches sonnent à grande volée, les femmes prient à deux genoux devant les cierges bénits, et les boites de l'homme de Châtelux tonnent à faire débalâtrer le firmament.
– « Vignerons, quel est ce bruit plus sourd et plus saccadé, là-bas, dans les plaines? On dirait les coups répétés des fléaux à battre le blé, ou le traquet criard des moulins sous l'écume.
– « Hélas! ceux qui ont semé là-bas ne récolteront que la misère; sûrement nous autres nous n'aurons pas la grêle, et, si la nuit ne venait pas, nous trouverions aplatis comme crapauds sautés, et le front brûlé ou raides morts sous les grands arbres, plusieurs grêleurs fameux.
« Aussi l'homme à la boîte, deux fois l'an, fait la quête dans nos villages pour acheter de la poudre de mine, et, quand l'automne fait chanter le pressoir, avant monsieur le curé, avant le sonneur, l'homme à la boîte reçoit son pot de vin. Mais écoutez comme les cloches sonnent!
– « Bons villageois, j'entends boîtes et cloches, mais le vent gronde toujours, la grêle frémit encore; il est dangereux de s'abriter sous les arbres en temps d'orages; maintes personnes ont été tuées dans les clochers; il serait plus prudent...
« Vous perdez votre peine et vos discours, vous dont les yeux ne peuvent voir les faiseurs de grêle, et vous nous faites rire, quand vous nous parlez d'assurances contre le mauvais temps. Que le tonnerre vous ouvre donc l'entendement, marguillier de livres, et que le sonneur ne branle pas ses cloches, il verra sur qui tombera la grêle. Demandez à celui de Saint-Haon-la-Ville si sa grosse cloche qui tinte à chaque ranz de temps avec la petite, dite des Pénitents blancs, au son clair et triste, n'écarte pas les nuages. Oh! les sorciers l'appellent la Grand' gueularde, et malheur à eux si le vent les mène au-dessus! car le nuage les secoue, comme un bœuf chasse les mouches de sa queue robuste. Mais, voyez-vous, le diable s'en venge plus souvent qu'à son tour.
– « Je ne sais pas trop de quoi le diable ne se mêle pas. Mais, gens d'Ambierle, dites-moi, autrefois ne faisait-on point des processions vers cette fontaine? n'y avait-il pas une petite chapelle sous ces rochers, où l'on voit aussi des traces d'une forteresse?
– « Autrefois, les gens de la plaine venaient s'y guérir de la fièvre, et, quand tous les remèdes de vieilles femmes avaient, l'un après l'autre, jeté l'huile sur le feu en augmentant le mal, sainte Luce versait son eau qui bout dans ces gosiers altérés, et les prières achevaient la guérison. Mais, depuis que nul pèlerin n'a relevé la chapelle tombée, les lutins ont volé la fontaine; le diable a mis cet endroit sous sa griffe, et il se venge quelquefois, malgré les coups de boîtes. Malheur au pays, si un sorcier meneur de nuées a dévidé tout le peloton de fil noir dont le démon tient le fin bout! malheur, si, près de rendre l'àme, le meneur ne peut se décharger sur un nouvel affilié du poids de sa science magique, et lui passer le fatal peloton de laine!
« L'an dernier, au lieu dangereux de Pierre-Croisée, ce rendez-vous des Gabriels bourrus, un homme se mourait. De son vivant, nul ne l'eût soupçonné d'accointance avec le pied fourchu, et son curé aurait mangé chez lui le diner de la Passion. Mais vint le moment de rendre au diable la longueur de corde que celui-ci lui avait prêtée sous bonne signature, à minuit, à la croisée de quatre chemins. Le fils du mourant, trouvant sous le chevet de son père plus de misère que de magot, ne se souciait d'hériter du diable et ne voulait point plier l'épaule sous la sorcellerie. Une espèce de bête, ni chat, ni chien, ni bœuf, ni chèvre, s'établit alors à l'étable de la maison, attendant l'âme du meneur, comme le bétail attend le foin. Trois curés furent mandés; trois prêtres en surplis, en étole, avec du sel bénit, trois cierges et un missel écrit tout en latin. Trois fois la bête toussa avec un rot de loup, éternua sur les lumières et fit trembler toute l'étable. Enfin, le curé d'Ambierle dit le bon mot!... Un tonnerre éclate sur la montagne, les nuages crèvent, le vent souffle. Jamais on ne vit grêle si grosse; les bois et les vignes se brisaient comme verre; les torrents roulaient des rochers, et la vengeance du diable, avec les eaux d'orage, inonda les vallées, arrachant des arbres énormes, renversant les bâtiments. La terre en montre encore les ossements, comme un vieux cheval décharné sous le fouet!... Mais voilà la tempête apaisée, les éclairs brillent au loin, le tonnerre est plus sourd, et l'homme à la boîte descend du roc de Châtelux.
« Maintenant, si vous avez la face blaverine (fade) et la fièvre dans le sang, montez à la Font qui bout; c'est après l'orage que l'eau en est meilleure vercoraille, veson, rancaise, sigot, rache et rapille, à présent toutes maladies sont coupées à la fontaine comme avec un couteau à sifflet, mais il ne faut pas boire moins de cent coups.
– « C'est juste un quart de feuillette; vignerons, j'aime mieux votre remède, et je suis de l'avis du médecin de la tisane rouge: «Avant la fièvre, buvez du vin pour l'empêcher; pendant la fièvre, buvez du bon pour l'arrêter; après la fièvre, buvez du meilleur pour la noyer. »
– « Ne vous moquez point... si vous avez la fièvre, buvez plus de cent coups.
– « Oh! bonne sainte Luce, patronne de la Font qui bout, préservez-moi d'un tel traitement; il n'est fièvre qui tienne devant un tonneau d'eau. Si j'en guéris, je promets à l'homme à la boite autant de poudre qu'il en faudra pour tuer à jamais les faiseurs de fièvre et de grèle.
– « Beau parleur et réciteur de livres, on tirera longtemps des coups de boîtes contre les nuages, on sonnera longtemps la Grand'gueularde, avant que vos sermons dissipent ce que vous appelez les brouillards dans la tête des paysans, moins ânes qu'il ne vous semble. Nos coups de boîtes savent bien atteindre les figures qui marquent mal pour nous.
– « Merci de l'avis, gens de village, mais que vos cierges éclairent votre esprit sans le rendre mauvais; que vos cloches soient le signal de la prière et non de la révolte. Quand le Dieu des tonnerres parle, prenez garde de laisser écouler vos mœurs honnêtes comme l'eau de la fontaine; ne laissez point crouler la chapelle; ne jetez point votre foi aux rochers d'alentour, car les orages et le démon ravagent les pays qui laissent troubler par les lutins la source vive des croyances. »