La légende du Nuton Tonké [Verviers, Dison (Liège / Belgique)]

Publié le 3 avril 2024 Thématiques: Amour , Amour non partagé , Avarice , Cadeau , Destruction , Ferme , Grotte , Lutin , Messager de la mort , Origine , Origine d'un nom , Punition , Sotré , Vengeance ,

Trou des Sottais
Trou des Sottais. Source Lu leûp
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Source: VAN ELVEN, H. / La Tradition (1890) (11 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Ferme des Croisiers / Dison / Liège / Belgique
Lieu: Trou des Sottais (Grotte de la Chantoire) / Verviers / Liège / Belgique
Lieu: Fontaine Mignon (Tonké ?) / Dison / Liège / Belgique

I

Dans chacune des localités de la vallée de la Vesdre où, de temps immémorial, les Nutons ou Sottais s'étaient autrefois fixés dans les grottes, un long usage avait tracé, autour de chaque caverne, un territoire leur appartenant. Bien que les Nains légendaires ne parcourussent leur petit domaine que la nuit, les gens du pays le respectaient toujours avec une crainte superstitieuse. Du côté des Nutons, menace de mort pesait sur celui d'entre eux qui dépassait les limites fixées. Il leur était de même strictement défendu de quitter l'habitation souterraine pendant le jour. Seule une vengeance à tirer dans l'intérêt de la communauté nutonne permettait de lever la consigne. Aussi la plupart des jeunes Nutons n'avaient jamais admiré la vallée de la Vesdre au grand jour.
Un fois pourtant, un jeune Sottai osa sortir en plein jour de la grotte et s'aventurer le long de la rivière.
Le val de la Vesdre, dit Val St-Anne, que le Nuton n'avait jamais vu qu'à la lueur argentée, mais pâle, de la lune, se montra au jeune aventurier coloré d'or et d'émeraude par un beau soleil.
Tenté par la vue enchanteresse qui se déroulait sous ses yeux, le Nuton descendit lentement le sentier abrupt qui mène de l'ouverture de la grotte au bord de l'eau. Puis il suivit les gracieux méandres de la rivière, longeant les blocs pittoresques de calcaire qui bordent le cours d'eau.
Allant ainsi émerveillé, il gagna l'embouchure d'un petit affluent de la Vesdre, dit ruisseau des Croisiers, près de Verviers, l'une des limites sa crées du domaine des Nutons. N'osant franchir cette limite, il remonta le ruisseau, qui serpente à travers des prés fleuris et une gracieuse vallée. Toujours séduit par la beauté du paysage, il gagna Halmonster et le plateau des Croisiers.
Là, une vallée ravissante s'ouvrait devant lui, pleine de verdure et de fraicheur, bordée de collines couronnées d'herbes fleuries, et surmontées, dans le lointain, du château de Limbourg. Le Nuton s'arrêta, admirant le vieux manoir féodal, superbe dans son cadre de verdure et de collines arborées. Les oriflammes aux couleurs vives du duc de Limbourg, flottaient au-dessus des quatre grosses tours, et la grande banière armoriée dominait au centre le fier donjon.
Longtemps, le nain admira ce beau tableau... Mais, n'osant s'aventurer plus près du manoir dont les formes massives lui en imposaient, le jeune Nuton descendit la colline du val et gagna, dans le fond, le charmant petit ruisseau qui a nom le ry de Blistain, le long duquel les Verviétois d'aujourd'hui aiment à se promener et à prendre leurs ébats, le dimanche. Il suivit le ruisseau, sous le dôme de verdure et d'ombre que lui forment de grands arbres inclinės, jusqu'à sa source: une fontaine pure comme le cristal et doucement murmurante.

II

Son regard se promenait sur toutes ces beautés de la nature, quand il s'arrêta émerveillé... Il crut tout à coup voir, dorée par les rayons du grand soleil, la divinité de la source !
Pour notre Nuton, c'était une divine apparition que cette blonde jeune fille qui travaillait à un ouvrage de mains, tranquillement assise au bord de la fontaine.
Attiré comme par une puissance surnaturelle, il s'approcha de la jolie blonde; au risque de voir son rêve disparaître, il écarta les branches pour mieux l'admirer. Au bruit, la jeune paysanne releva la tête et vit du côté du bois, le mystérieux et singulier promeneur. D'abord, elle eut peur et s'enfuit à quelques pas. Mais bientôt, voyant la jeunesse, la douceur et la timidité du nain inconnu, elle se rapprocha de la fontaine, curieuse comme fille d'Eve qui n'a pas vu de Nuton.
Notre Sottai enhardi lui demanda le chemin, question de dire quelque chose. Puis, en remerciant la jeune fille de son indication, il franchit le ruisseau et lui offrit un épi merveilleux qu'il portait à la main.
Ces épis, les Nutons avaient l'art de les faire pousser fort gros et fort longs dans leurs grottes, et ils les considéraient comme des symboles sacrés des emblèmes solennels de la race, dont ils avaient toujours un échantillon sur eux. C'étaient des épis de blé d'une merveilleuse grosseur.
Mais notre Sottai, effrayé de ce qu'il s'était séparé de son épi sacré et de ce qu'il était sorti du domaine Nuton, repassa prestement le ruisseau et s'enfuit rapidement... pour regagner la grotte paternelle, où une terrible punition l'attendait.

III

La jeune campagnarde resta étonnée de ce qu'elle avait vu et, considé dérant le merveilleux épi, revint chez son père fort pensive...
Elle se nommait Mignon, la blonde fille; elle était l'enfant unique d'un honnête fermier du voisinage, dont l'antique petite ferme existe encore aux Croisiers, près de Verviers. Comme les filles de son age, Mignon partageait les travaux de la maison et, chaque jour, venait puiser l'eau à la fontaine.
Depuis un an, elle était fiancée avec le brigadier des dragons du château de Limbourg, le gros Conrad. Celui-ci avait un caractère violent qui se voyait au premier coup d'œil sur sa figure osseuse et dure. Malheur à celui qui voulait le contrarier dans ses desseins un coup de son énorme rapière tranchait le différend.
De retour chez elle, Mignon, la blonde fille, raconta l'apparition de l'ètrange personnage de la fontaine et fit voir à tous l'épi merveilleux qu'elle en tenait.
– Il est de petite taille, disait-elle, et il porte une tête énorme sur un corps trapu et disgracieux. Dans sa figure, pas très jolie, brillent deux grands yeux vifs et mobiles, mais si doux et si intelligents. Une grande chevelure noire lui tombe en boucles épaisses jusque sur le dos et il est vêtu d'un costume bizarre.
A ce portrait, les vieux parents reconnurent qu'elle avait vu un des mystérieux habitants de la grotte voisine, un Nuton.
– Mais pourquoi, se demandaient-ils, ce Nuton est-il sorti en plein jour de la grotte, alors qu'on n'en voit aucun jamais avant la nuit. ?
S'était-il égaré! Surpris par le jour au retour d'une mission, avait-il perdu le chemin qui conduit à la grotte du Val St-Anne !
Peut-être était-ce un banni! Personne ne devinait. Toutefois, l'un des vieux recommanda à la jeune fille de ne pas l'effaroucher, s'il revenait encore, mais de l'interroger adroitement.
Telle était la confiance inspirée par ces braves petits nains qu'ils avaient conquis l'estime de tous. D'ailleurs aucun habitant ne se fut avisé jamais de faire tort à un Sottai; on leur devait trop de reconnaissance et l'on craignait leur vengeance toujours terrible, disait-on.
Le jour suivant, Mignon alla puiser, comme de coutume, de l'eau à la fontaine bientôt, écartant les branches, le nain inconnu reparut à la lisière du bois où il épiait le retour de son rève. La jeune campagnarde lui fit bon accueil et même lui adressa la parole avec bonté et... curiosité ! La glace était rompue et notre Nuton franchit de nouveau le ruisseau, limite sacrée du territoire des siens, et s'approcha de Mignon. Comme celle-ci lui demandait son nom et ce qu'il était ;
– Je m'appelle Tonké, dit le petit galant, et je suis un des Nutons qui habitent la grotte de la Chantoire.
Après quelques propos vagues de part et d'autre, Tonké quitta la jeune fille enchanté, et lui offrit de nouveau un très gros épi de blé qui fut gracieusement accepté.

IV

Ce soir là était le temps accordé au galant soudard de Mignon, Conrad. Le grossier brigadier vint, suivant son habitude, à la ferme des Croisiers, pestant et sacrant en cognant à l'huis. Il trouva Mignon et les siens, avec quelques paysans du voisinage, occupés à admirer les deux prodigieux épis de blé donnés à Mignon par le Nuton.
Comme bien l'on pense, la jeune fille se hala de narrer l'aventure à son galant qui d'abord fronça le sourcil, puis se ravisant :
– Tu dois retourner demain à la fontaine, dit-il à sa blonde galante, et feindre de recevoir les hommages du Sottai. Je me tiendrai caché tout près, dans le bois; car, par ma dague! je veux voir ce curieux spectacle. Mignon obéit et, comme le jour précédent, Tonké sauta le ruisseau. D'abord timide et embarassé, il s'approcha tout près de la jeune fille et s'enhardissant tout d'un coup, il lui avoua qu'il l'aimait. Ce disant, il déposa dans les mains de la paysanne un nouvel épi plus beau que les deux autres. Mais au moment où il couvrait de baisers les menottes de la gente fille, de formidables éclats de rire retentirent sous bois, troublant le silence de la vallée et les ardeurs du pauvre nain qui s'enfuit...
Et rentré dans la grotte du Val St-Anne, Tonké avait les oreilles pleines encore de ces formidables éclats de rire que semblaient répercuter toujours les parois de la caverne.
Conrad, on l'a deviné, caché à la lisière du bois, avait jalousement suivi les protestations d'amour du Nuton à sa fiancée. Furieux d'abord, il avait pensé à passer sa rapière à travers le ventre du petit être. Mais en le voyant si chétif et si mal fait, son irritation première se fondit en un gros rire sonore. De plus le soudard avait calculé, en habile homme, qu'il était possible d'exploiter la passion folle du Sottai et d'en tirer beaucoup de ces épis dont vingt faisaient une gerbe.
– Mignon, dit-il à sa fiancée assez gênée, garde-toi de chasser ce sot Nuton. Il est amoureux fou de toi et en lui faisant bel accueil tu peux le faire revenir chaque jour et obtenir de lui de nouveaux épis ; ce sera pour toi jolie dot.

V

Point n'était besoin de solliciter Tonké à revenir; il aimait éperdument la jeune campagnarde. Notre Sottai se mit à fréquenter, chaque jour, les alentours de la ferme des Croisiers, apportant toujours de nouveaux épis plus merveilleux de grosseur les uns que les autres. Ses visites et ses cadeaux devinrent si fréquents que peu à peu les gerbes s'amoncelèrent. On construisit même, à côté de la petite ferme, une grange en pierres bleues pour les remiser.
Mignon, ma mignonne, ce sera ta dot, ne cessait de dire Conrad le brigadier; les Nains se sont chargés de te la fournir ! Et sitôt que la grange sera pleine, tu feras moudre tout ce blé, tu en prépareras de bons gàteaux et rassembleras de joyeux convives. De mon côté j'amènerai mes compagnons, une troupe de ménétriers, et nous ferons gaiement une brillante fête de fiançailles.
Un jour, Mignon apprit enfin à Conrad, que la grange était comble.
– Demain tu seras dragonne, Mignon, ma mignonne, lui répondit le soudard qui l'embrassa. Mais dans les branches voisines du taillis retentit, à ces mots, un cri aigu et bizarre ! Et plus loin dans les bois, une voix stridente et ironique redit : « Demain tu seras dragonne, Mignon, ma mignonne. »
Après quelques instants de surprise, la jeune fille et le soudard ne prêtèrent plus aucune importance à ce fait. Ils se quittèrent tôt pour veiller aux préparatifs de la fête nuptiale du lendemain.
Tout reposait dans le grand silence de la nuit sur les hauteurs de Franchimont. Vers minuit, éclata soudain un orage terrible qu'on eût dit suscité par l'enfer.
A la lueur des éclairs, on put voir des milliers de Nutons entourer la grange en pierres bleues des Croisiers. En un rien de temps la porte fut arrachée de ses gonds. Tous les nains alors, comme une légion de démons furieux, pénétrèrent dans la grange et dispersèrent au grand vent de l'orage tous les épis qui s'y trouvaient amoncelés.
C'était la vengeance de Tonké... ou l'effet de l'ouragan.

VI

Au jour, l'orage avait fui et tout, dans la vallée, était redevenu calme et silencieux. Un beau soleil éclairait les débris de la petite grange.
Les yeux pleins de larmes, Mignon regardait l'œuvre de la tempête passée et cherchait vainement les épis de Tonké. Sa dot était dispersée et son mariage manqué. Aimait elle le grossier brigadier? Peu... sans doute. Mais c'était si beau pour elle, humble fille de cultivateurs, de devenir l'épousée du brigadier Conrad, le chef des dragons du sire de Limbourg! Au fond de son cœur, la blonde aimait les beaux grands yeux du nain, si doux, si doux !...
A l'heure convenue, le brigadier des dragons arriva aux Croisiers en joyeuse compagnie, précédé d'une troupe de ménétriers, violons chantants. Le son joyeux des instruments annonça bien à Mignon l'arrivée de son fiancée, mais elle n'alla pas à sa rencontre.
On juge du violent dépit du soudard quand il vit, sur l'indication de la jeune fille navrée, les ruines de la grange. De plus, dans les taillis voisins de la ferme, des petites voix étranges et ironiques répétaient partout: »

Tu seras dragonne,
Mignon, ma mignonne,
Le brigadier furieux comprit que c'était vengeance des Nutons et, confus, il s'enfuit. On ne le revit plus jamais au pays.

VII

Et Tonké ?... Le pauvre nain amoureux paya cher ses infractions aux lois formelles des Nutons. La mort seule pouvait racheter son forfait : frappé d'un coup mortel, le malheureux Sottai eut encore la force de se traîner rálant jusqu'à la petite fontaine où, pour la première fois, il avait vu et aimé sa Mignon.
Le soir de cette triste journée, Mignon revint aussi à la chère fontaine où les grands yeux noirs, si doux ! du petit être avaient frappé son cœur. Elle y revint rêveuse et désolée, les yeux débordants et l'àme pleine du souvenir de Tonké! Une poignante douleur l'y attendait encore. Tonké expirant, cherchait encore à franchir le ruisseau que si souvent il avait sauté pour embrasser son adorée, qui jamais ne lui avait rendu le baiser d'amour. Hélas! Mignon arrivait trop tard: elle ne put recuellir que le dernier soupir de Sottai. Toutefois, comme elle avait recueilli son dernier souffle dans un long baiser, un doux sourire illumina les traits du mourant, dont longtemps la tête inerte reposa sur les genoux de la jeune fille. Vers minuit, à la pleine clarté de la lune, un bruit étrange tira Mignon de sa douleur: une nombreuse troupe de Nutons venait vers elle, cherchant le corps de Tonké. Effrayée, elle déposa doucement son nain chéri sur l'herbe et se cacha dans les taillis voisins, regardant curieusement ce qui allait se passer.
Les Nutons enlevèrent la dépouille de l'infortuné Tonké et la déposèrent sur un brancard fait de deux branches vertes, et l'emportèrent dans leur grotte de la Chantoire.
Mignon les suivit tout doucement, pleurant toujours, jusque dans la caverne et fut témoin du spectacle suivant.
Arrivés dans la plus grande salle de leur demeure souterraine, tous les Nutons s'accroupirent autour du cadavre de Tonké, placé au milieu de la salle. Puis tous se découvrirent et, baissant la tête, restèrent longtemps immobiles, dans un morne silence. Aucun ne pleurait, nul ne donnait aucun signe quelconque de regret; car Tonké avait forfait aux lois sévères des Nutons et avait payé de sa vie la félonie commise.
A la fin, tous se levèrent et, tète nue, chantèrent en chœur les couplets nombreux d'une plaintive et monotone complainte. Chacun des couplets se terminait par ce refrain bizarre, répété plusieurs fois avec un religieux respect:

Douki! douki! n'douki ranavou !
Que signifient ces mystérieuses paroles ! on a traduit Douki par mourir et dans ce cas, le refrain voudrait dire :
Mourez Mourez! nous mourrons nous aussi !
Mais l'interprétation euskarienne est plus judicieuse.
Criminel criminel! Il était criminel!
La complainte serait donc le récit de la fin de Tonké.

VIII

Mignon vécut longtemps encore, mais ne se maria point. Toujours elle conserva présents à la mémoire, les yeux profonds aux doux regards de Tonké et le sourire du mourant.
On essaya bien de relever de ses ruines la petite grange en pierres bleues, mais ce fut en vain. La légende affirme que chaque fois qu'on essaya de la restaurer, les Nutons revinrent arracher la toiture et en renverser les étais. L'air, alors, se remplissait d'étranges murmures, de cris gutturaux parmi lesquels ces étranges paroles :

Tu seras dragonne
Mignon, ma mignonne!
Jusque dans ces dernières années, la grange resta en ruines. Près de là, au fond du ravin qui sert de limite entre les Croisiers et Belvaux, se voit encore la fontaine à Mignon et, tout contre, la petite hauteur d'où jaillit la source du ruisseau et qui a nom encore Tonké, en souvenir du pauvre Nuton.


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