Dans une joyeuse excursion par monts et par vaux, je visitai le Moléson. C'était en automne, le temps était superbe et la journée s'écoulait à mon insu. A sept heures du soir, j'étais encore au sommet de la montagne, seul, rêvant à la vue du beau panorama qui commençait à s'obscurcir. Enfin je m'arrachai aux attraits d'un tel spectacle, mais comme c'était trop tard pour rentrer à Bulle, je m'acheminai vers le chalet voisin de Tremettaz. Je savais que je n'y trouverais ni hommes ni troupeaux, mais, ne craignant ni lutins ni fantômes, je m'avançai hardiment, en redisant avec le poète :
Je suis le roi de la montagne,
Trônant au séjour des hivers !
Je suis plus grand que Charlemagne,
Puisqu'à mes pieds j'ai l'univers !
En approchant de Tremettaz, au milieu même des ombres de la nuit, je fus bien surpris d'entendre des clochettes de vaches et des voix de bergers. Comment? Tout le monde est parti depuis six semaines et voilà toute une compagnie qui m'attend! Ne reculons point. Sans même frapper, j'entre brusquement, et me voilà en présence de quatre personnages inconnus, étranges, effrayants. L'un était borgne, ce qui ne l'empêchait pas de me regarder d'un mauvais œil; un autre était boîteux, un troisième lépreux et le dernier bossu par devant et par derrière; tous avaient la figure jaune et ridée comme un vieux parchemin de nos archives communales. Ils parlaient une langue à laquelle je ne comprenais rien, sinon qu'elle ressemblait au bruit des corneilles dans leurs repaires d'hiver.
Pour la première fois de ma vie, je pus me croire le plus bel homme de la société, mais des pensées bien autrement graves me traversèrent aussitôt l'esprit. Dans quel milieu suis-je tombé? Que feront de moi ces singuliers compagnons? Comment se terminera cette nuit qui va me paraître un siècle ?
Cependant on me fait signe de m'asseoir sur un gros tronc près du foyer. J'obéis et j'observe en silence. Le train du chalet continue; on fait un petit fromage, puis un petit sérac; plusieurs autres sont déjà alignés sur une poutre du bâtiment. Bientôt le bossu vient à moi et m'offre un pain aussi mince que dur et une tranche de viande de vache. Tourmenté par la curiosité et par la faim, j'accepte ce frugal repas. Je sors mon couteau de ma poche et je découpe de cette viande un morceau de la grosseur d'une noix. L'ayant goûté et jugé trop fade, je dis en moi-même: Il y manque du sel. A l'instant, mes quatre hommes se mettent à grincer des dents et à me fixer d'une manière horrible, comme prêts à me dévorer tout vivant, salé ou non. Décidément, la situation est critique. Tremblant à l'idée que je ne suis pas avec des chrétiens, je me recommande intérieurement à tous les saints du paradis et je trace ostensiblement un grand signe de croix...
O miracle! tout s'évanouit: plus de compagnons, plus de vaches, plus de bruit. Je suis seul au chalet. Tout bouleversé, je me jette sur le foin et j'y passe une longue nuit sans fermer l'œil... Enfin voici le jour! Je m'aperçois que je suis couché sur des charbons éteints. Mourant de faim, je fais l'inspection. de tout le chalet pour découvrir quelque aliment. Nouvelle surprise! A la place du fromage fait la veille il y a une grosse pierre ; au lieu du sérac, c'est une masse de mortier desséché; au lieu du pain durci, c'est un tavillon. Bref, cet examen me suffit et je m'empresse de quitter un toit aussi peu hospitalier.
Trois heures plus tard, j'arrivais à pas rapides à Bulle. Dès qu'il m'aperçut, mon père me posa cette étonnante question: Albert, sais-tu ce qui est arrivé cette nuit au Miroir, la plus belle de nos vaches ? Non, apprenez-le-moi et je le saurai. Eh bien, il lui manque à la cuisse gauche un morceau gros comme une noix. Ah! voilà donc la bouchée de viande que j'ai avalée.
Quand j'eus raconté en famille toutes mes aventures nocturnes, mon père conclut ainsi – Ce sont des revenants. Il y deux cents ans, un montagnard a prétendu que ce chalet et ce pâturage de Tremettaz lui appartenaient; il montrait un testament qui semblait authentique; trois témoins soutenaient sa cause et prêtèrent serment à main levée devant la justice. Voilà les quatre apparitions. Après leur mort, ces faussaires reviennent et sont condamnés à faire le train du chalet, jusqu'à ce que les siècles de leur punition soient accomplis. Leur demander du sel, c'est les courroucer, parce que le sel est employé dans des cérémonies de l'Eglise; se marquer du signe de la croix, c'est les faire rentrer aussitôt dans les abîmes d'où ils ne sortent qu'une fois par année.
Ainsi parla mon père qui en savait long sur l'histoire du monde des esprits.
Aujourd'hui les fantômes ont disparu, mais Tremettaz est-il mieux hanté ? Qui oserait l'affirmer? Récemment, je dus y passer une nuit, mais le vacarme m'a tenu réveillé jusqu'au matin. Mes voisins bruyants étaient-ils des citoyens de la terre ou des spectres de l'au-delà ? Le doute n'est pas possible. C'étaient de bons vivants, car c'étaient des étudiants. Avec eux ce fut une vraie nuit fin de siècle. Durant des heures interminables, ils ont fredonné une chanson au refrain enthousiaste :
Il n'y en a pas comme nous !
Il n'y en a pas comme nous !
Et moi, qui désirais dormir comme un préfet de collège, je me disais : « Pauvre Tremettaz, que n'as-tu gardé les quatre hideux faussaires ! »
