La légende des Fantumenloecher du Gotteron [Fribourg (La Sarine / Switzerland)]

Publié le 4 février 2025 Thématiques: Animal , Bénédiction , Fantôme , Grotte , Mort , Nuit , Paysan , Prière , Protection , Revenant ,

Une des cavités des Gorges du Gottéron
Une des cavités des Gorges du Gottéron. Source Altituderando
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Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (3 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Trous des Fantômes / Fribourg / La Sarine / Switzerland

Ami lecteur, si tu as conservé ton sang-froid en passant près de la Baume au delà du Pont, pénètre hardiment avec moi dans les gorges du Gotteron. Je t'indiquerai une autre curiosité et te raconterai une autre histoire.

En avant! La vallée se rétrécit, les habitations de l'homme disparaissent à nos yeux, le bruit monotone des scieries et des moulins expire à nos oreilles, le ruisseau plus gêné dans son lit devient aussi plus capricieux dans son cours, les parois de rochers se montrent plus arides et plus escarpées, parci par-là des fentes profondes, des déchirures bizarres, des crevasses pittoresques rappellent et prouvent que ce sauvage coin de terre a été secoué jadis par des forces mystérieuses. Vois-tu à droite, à gauche, toutes ces excavations plus singulières les unes que les autres ? La légende les a baptisées d'un titre qui donne le frisson: ce sont les Trous des Fantômes (Fantumenloecher).

Comme chacun le devine, ce nom n'a pas été inventé au hasard; les événements eux-mêmes l'ont comme dicté. Là, en effet, là se réfugiaient des êtres malfaisants, vomis par l'enfer ou condamnés par Dieu à traîner ici-bas une vie infortunée pour l'expiation de leurs fautes ou pour le tourment des fermiers du voisinage. Serpents venimeux, dragons monstrueux, spectres épouvantables, esprits que nul œil humain n'apercevait, mais que tant d'individus ont entendus gémir, toutes ces créatures visibles ou invisibles trouvaient un abri dans ces grottes ténébreuses. Ces fantômes ainsi les désignait la crédulité de nos pères sortaient souvent, la nuit surtout, de leurs retraites inaccessibles. Alors, malheur au voyageur égaré dans les environs! malheur au paysan tardif à rentrer son troupeau! malheur à toute maison trop rapprochée et non encore purifiée par les bénédictions de l'Eglise! Le voyageur, une fois obsédé, tournait et retournait, durant de longues heures, dans un cercle étroit avant de reconnaître son chemin. Le troupeau était subitement saisi d'une peur folle et se précipitait éperdu vers les écuries, sacrifiant parfois en route un veau têtu ou un tendre agneau. La maison trop proche était ébranlée jusqu'en ses fondements et quelque tableau pieux était violemment arraché et brisé sur le plancher..

La tradition, toujours bien renseignée, a gardé surtout le souvenir du fermier de Mensiswyl. Lutins et gnomes s'acharnaient à sa perte. Des cris étranges, des visions fantastiques n'eussent pas déconcerté sa vaillance, mais il subissait des dommages réels capables d'indigner même l'homme le plus doux et le plus patient. Chaque matin, en faisant son inspection, il constatait un nouveau désastre. Tantôt une oie, la plus grasse, s'était envolée, fascinée sans doute par les beaux yeux d'un serpent; tantôt une poule, celle qui pondait les plus gros œufs, était partie pour une basse-cour inconnue; tantôt un mouton manquait à l'appel, et c'était le plus gentil, celui que les enfants comblaient de caresses; tantôt un porc gisait étranglé, et tous ses compagnons tremblaient encore autour de son cadavre; une fois même, une vache était expirante, quand son maître entra, et elle ne put que jeter sur lui un regard langoureux avant de rendre dans ses bras le dernier soupir.

Décidément un tel état de choses exigeait une réforme. Fallait-il donc se ruiner pour être agréable aux fantômes du Gotteron? Le bon paysan eut recours aux moyens que la foi inspire. Il fit bénir sa métairie, il cloua des images aux portes des étables, puis il promit d'allumer chaque samedi soir une chandelle devant une image à la chapelle de Saint-Joseph, sur le chemin de Tavel. Dieu récompensa cette naïve confiance. Tout rentra dans l'ordre et tout prospéra dans la fertile propriété.

Un seul incident survint encore. Un jour, notre campagnard s'en retournait bien tard du marché de Fribourg. Ayant fait ventes et achats nombreux, il avait dû arroser chaque convention. Aussi la tête était lourde, les jambes chancelaient, les yeux se fermaient d'eux-mêmes. Il avait bien un compagnon, mais celui-ci était trop âne pour distraire ou réveiller son patron c'était un vieux grison destiné désormais à porter le lait à la fromagerie et à donner des concerts aux amateurs de la musique élevée. Dans ces conditions défavorables, le brave fermier passa près de la chapelle sans la remarquer et sans songer au cierge. Le lendemain, il reconnut sa faute, mais c'était trop tard l'âne, si alerte la veille, n'était plus qu'une masse inerte. Quelque malin serpent était venu lui souffler à l'oreille le secret de s'en aller de vie à trépas. La pauvre bête n'avait que trop bien compris, mais repentante au dernier instant de s'être laissé tromper, elle s'était tournée du côté de Guin comme pour implorer un secours qui n'arriva point.

A la vue de l'infortunée victime, le fermier ne put qu'articuler ces mots : « Ce que c'est que de nous! » Du moins la leçon profita : jamais il n'oublia plus le cierge et jamais les monstres ne sortirent plus des Fantumenloecher.


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