Qui ne connaît la sévère vallée du Gotteron? Etroite et longue, elle commence au quartier de l'Auge pour aller se perdre bien loin, dans la paroisse de Tavel. Deux parois de rochers la resserrent et quelquefois la surplombent. Tantôt dépouillées de tout vestige de végétation, tantôt tapissées de gazon, de bois et de broussailles, elles offrent au regard du spectateur des images variées à l'infini. Peintres et poètes s'y rencontrent pour cultiver les muses ou bien admirer la sauvage nature. Parfois quelque étudiant s'y égare sous prétexte d'herboriser, mais à vrai dire pour faire l'école buissonnière. Loin des yeux des profanes, chacun savoure les douceurs de cette solitude et donne un libre cours à ses rêves, à ses illusions et à ses espérances. Nul ne soupçonne que de mystérieux ennemis s'y cachaient jadis ét multipliaient autour d'eux les victimes de leurs sortilèges ou de leurs cruautés. Ne rappelons que deux histoires scrupuleusement transmises par les traditions populaires.
Voyez-vous à l'entrée de la vallée, près de la chapelle de Saint-Béat, une grotte sombre et profonde que des actes de 1394 désignaient déjà sous le nom de Baume au delà du Pont ? N'en approchez point sans réveiller auparavant toute votre énergie. N'y pénétrez point sans avoir réglé les affaires de votre conscience et terminé votre testament. Moins dangereux qu'autrefois, ce repaire peut cependant vous réserver d'effrayantes surprises. Là se réfugiait, dans un temps bien reculé, un épouvantable dragon, terreur de toute la contrée. Des ailes à large envergure lui permettaient de s'élever bien haut dans les airs et d'échapper aux coups des chasseurs; une longue gueule armée de dents tranchantes comme une scie révélait ses instincts féroces et son formidable appétit. Pourtant, moins sanguinaire que menaçant, il se contentait d'ordinaire par année de deux proies bien choisies, l'une pour son dîner de la Saint-Antoine, l'un des patrons des anachorètes (13 juin), et l'autre pour son souper de la Saint-Michel, le vainqueur du dragon infernal (29 septembre). C'était peu, mais c'était encore trop, car les gens qui dévorent tant de bêtes n'ont jamais pu se résigner à leur servir d'aliment, même pour les repas des grandes circonstances.
Pour se délivrer du monstre, on eut recours à tous les moyens. Engins meurtriers, pièges déloyaux, processions de l'église des Augustins jusqu'à la chapelle de Saint-Béat, exorcismes et anathèmes, tout fut essayé et tout échoua. Comprenant qu'une guerre à outrance lui était déclarée, ce voisin désagréable n'en devenait que plus rusé et plus malfaisant. Enfin, on finit par où l'on aurait dû commencer on s'adressa à un disciple de saint Meinrad, de cet ermite extraordinaire qui, ayant vécu si longtemps au milieu des forêts, devait avoir légué à ses enfants le secret d'apprivoiser les animaux féroces ou de les congédier pour toujours.
Après un triduum de jeûne et de prière, le moine s'avance vers son dangerereux adversaire. Nul n'ose l'accompagner, tant le résultat du singulier duel à armes inégales est incertain. Sur le seuil de sa caverne, le dragon est immobile, fier et menaçant, comme pour affirmer qu'il est chez lui, dans son domaine, et que nulle force ne pourra l'arracher à son antre ténébreux. Cependant le religieux ne recule point. Ses lèvres murmurent des oraisons, ses yeux fixent les yeux du carnassier, sa main se lève pour décrire dans les airs un grand signe de croix et en même temps, avec une audace surnaturelle, il jette l'anathème en disant : Loin d'ici! maudit! loin d'ici !
A ces paroles, que répètent les échos dans les profondeurs de la vallée, le fougueux animal, avec des battements d'ailes formidables, s'élance jusqu'au sommet de son rocher. De là haut il darde sur son ennemi des regards flamboyants comme pour le fasciner, ses mâchoires s'agitent comme pour le broyer, sa gueule s'ouvre énorme comme pour l'engloutir tout vivant.
Sans se déconcerter, le moine poursuit ses exorcismes. Arrière, maudit! crie-t-il; arrière et disparais à jamais! – A jamais! à jamais! dit et redit l'écho. Mais cette voix n'est pas encore éteinte dans les sinuosités lointaines du Gotteron que soudain un effrayant craquement retentit. Le sol tremble comme secoué par la main d'un géant, le roc s'effondre et se brise, le monstre pousse un dernier cri, cri de défaite et de désespoir qui fait frissonner toute la population groupée près du pont, puis il disparaît dans une énorme crevasse, emprisonné sur le théâtre même de ses forfaits, enseveli tout vif au milieu des blocs entassés et du terrain éboulé.
A cette vue, le peuple applaudit bruyamment et félicita le moine. Plus tard, nul imprudent n'a osé déblayer ce monceau de décombres, de crainte de rendre la liberté au monstre. Pour opérer ce travail téméraire, il faudrait une permission de la municipalité et plus de vingt bras vigoureux de la Basse-Ville, deux choses difficiles à obtenir.