Il était une fois un comte d'Eberstein qui avait pour cuisinier un petit homme avec un énorme ventre, un triple menton et un nez très long et très pointu, mais en revanche rouge et rouge écarlate. Otto (c'était le nom du cuisinier) ne se contentait pas de goûter aux plats, il mangeait à la cuisine les meilleurs morceaux et, sous prétexte de fabriquer des sauces, il allait prendre dans la cave du château les bouteilles les plus poudreuses, mais les petits marmitons disaient tout bas que vin ne coulait pas dans les casseroles. La gourmandise d'Otto se trahissait par sa grosse bedaine et son nez était la preuve éclatante de son ivrognerie.
Le comte d'Eberstein n'ignorait pas ce qui se passait à la cuisine et à la cave. Il avait songé quelquefois à renvoyer son cuisinier, mais comment. aurait-il fait pour le remplacer ? Ses ragoûts étaient toujours délicieux et nul mieux que lui ne sut jamais rôtir à point, à la broche, un gigot de chevreuil. D'ailleurs Otto était constamment d'humeur très gaie et quand le maître s'ennuyait, il faisait appeler son cuisinier qui lui racontait des histoires à mourir de rire. D'autres fois le comte d'Eberstein allait faire un tour aux cuisines et se tenait les côtes en voyant Otto se pencher sur le foyer pour souffler le feu. Alors tout son corps ne faisait qu'une grosse boule, son nez seul s'en détachait long et pointu et s'illuminait de reflets si éclatants que l'on se demandait s'il n'était pas plus rouge et plus incandescent que les charbons du brasier. Malgré sa gourmandise et son ivrognerie, le comte gardait son cuisinier et se contentait de dire parfois aux hôtes d'Eberstein que le nez d'Otto lui avait coûté fort cher à mettre en couleur.
Une nuit, le gros Otto se réveilla en sursaut. Il avait sans doute très bien soupé et certainement regardé trop souvent au fond du verre. Son ventre faisait entendre de sourds murmures et dans l'obscurité de la nuit son nez reluisait comme un charbon ardent.
Ne pouvant tenir dans son lit et pensant que le grand air lui ferait du bien, Otto se leva et ouvrit la fenêtre qui donnait sur la vallée de la Mourg, dans la direction de Gernsbach.
La nuit était sereine et l'air avait une transparence toute particulière. La lune argentait de sa pâle lumière les montagnes couvertes de sapins et se mirait doucement dans les eaux du torrent, dont le bruit uniforme troublait seul le silence de la vallée.
Tout en aspirant l'air frais à pleins poumons, Otto aperçut, près de la source qui jaillit non loin du Saut du comte, une multitude confuse qui s'avançait vers le château en gravissant la montagne. A mesure que s'approchait cette foule désordonnée, le cuisinier put distinguer qu'elle se composait d'hommes et de femmes de tout âge et même d'enfants, qui tous, confusément, dansaient une danse singulière, d'autant plus étrange que tout se passait en silence et que l'on n'entendait ni le son d'un instrument, ni un cri de joie de la bouche des danseurs. Mais quelle fut la surprise d'Otto lorsqu'il les reconnut successivement! C'étaient des habitants de la petite ville de Gernsbach, mais qui tous avaient la figure d'une pâleur mortelle, les traits décharnés et une apparence de fantômes. Tout à coup, Otto poussa un cri d'effroi : il venait de se reconnaître lui-même au milieu du cortège des danseurs, non point avec son gros ventre et sa belle prestance, tel qu'il était regardant par la fenêtre du château, mais amaigri, les joues creuses, le yeux caves, les jambes vacillantes et le nez, d'un blanc verdâtre, retombant jusque sur le menton dégarni de son triple étage de graisse. Un frisson d'horreur parcourut tous ses membres; il se crut en proie à un abominable cauchemar, mais l'air frais de la nuit qui le frappait au visage, la sueur froide qui inondait son front, le tremblement de ses mains et de ses jambes, ne lui laissèrent plus de doute sur son entière lucidité d'esprit. Il voulut fuir ce spectacle horrible, mais ses yeux étaient comme rivés sur cette danse des spectres qui s'éloignaient lentement comme ils étaient venus, descendant la montagne, suivant le cours de la Mourg, jusqu'à ce qu'enfin ils disparurent sur le cimetière de la ville.
A cette époque régnait en Europe une maladie affreuse que l'on appelait la mort noire et dans laquelle la superstition du moyen âge vit un châtiment de Dieu, parce qu'elle coïncida avec l'apparition d'une comète à longue queue flamboyante. Peu après la vision du cuisinier d'Eberstein, cette peste se répandit sur la vallée de la Mourg et fit de nombreuses victimes dans la ville de Gernsbach. Tous ceux qui succombèrent à cette épidémie épouvantable, Otto les avait vus parmi les danseurs du cortège nocturne. L'un après l'autre, ils furent portés en terre. Le malheureux cuisinier comprit qu'il était condamné. Son gros ventre disparut, ses jambes vacillèrent, ses joues devinrent creuses, son triple menton fondit, son nez perdit sa belle couleur écarlate et s'allongea toujours davantage. Le pauvre Otto périt à son tour, dernière victime de la mort noire dans la vallée de la Mourg.