Le Moulin-Rouge est une forge à deux lieues de Dole, bâtie à l'extrémité d'une gorge resserrée, au-dessous des reste d'un camp dit de Jules-César, près de la rive droite du Doubs. C'était jadis une méchante auberge où l'on assassinait les voyageurs.
Le 29 décembre 1604, le sieur Gaspard Vurry, lieutenant au régiment de Rye, revenait de Besançon dans un charriot couvert, avec sa femme et une fille de chambre nommée Pierrine de Laire, de Chaussin. Il avait neigé tout le jour, et Vurry, qui voyait la nuit s'approcher, eut envie de s'arrêter à Orchamps; mais sa femme pressée de revoir sa mère alors malade, le décida enfin à poursuivre sa route. Lorsqu'on fut près du camp de César, il se trouva que la neige, chassée par la bise, s'était amoncelée de telle sorte qu'on ne distinguait plus le chemin, et que tous les objets paraissaient confus. La route, bordée d'un précipice, n'était pas si large qu'aujourd'hui, et le moindre faux pas pouvait précipiter le charriot dans un marais. Gaspard descend de voiture, sonde comme il peut le terrain, et, au risque de se perdre mille fois sous la neige, il arrive au Cabaret Rouge (c'était l'enseigne), et crie: l'aide! L'hôte, vieillard encore vert, et ses deux fils âgés de vingt et quelques années, prennent une lanterne et des pelles, se frayent un sentier à travers la neige, et viennent à bout de conduire le charriot et les deux femmes au cabaret. On les logea au-dessus de la cuisine, dans un galetas où il n'y avait qu'un méchant grabat. Outre le père et les deux fils, dont la figure était rébarbative, la famille se composait de la mère toute grise, de sa fille qui avait une trentaine d'années, et d'une servante qui louchait. Ces gens-là firent peur à la dame Vurry et à sa chambrière. Le Cabaret Rouge était d'ailleurs si mal famé! Pierrine se mit aux écoutes, et quel fut son effroi quand elle entendit la vieille promettre à sa servante le devantier (tablier) bleu que la chambrière portait. Elle revint, tout éperdue, dire à son maître et à sa maîtresse ce qu'elle avait entendu. Ce récit confirma leurs soupçons. Gaspard avait cru remarquer entre la mère et les fils des signes de mauvaise augure. La vieille damnée avait passé sa main sous son cou, comme un sabre, en regardant les voyageurs.
Ils commencèrent donc à chercher et à fureter partout; ils aperçurent du sang à la ruelle du lit, et trouvèrent à la fin, dans un cabinet contigu à leur chambre, le cadavre d'un homme fraîchement égorgé, et caché derrière un tas de fascines, sur un peu de paille.
On peut juger de la terreur qui les saisit. Ils étaient seuls dans une maison isolée, à la merci de brigands qui pouvaient avoir des complices. Ils n'avaient de ressource que dans la bonté du ciel. On ne leur avait donné qu'une lampe qui brûlait à peine. La fumée de l'âtre les étouffait. La bise sifflait au travers des vitres cassées; ce noir galetas, cette lampe de sépulcre, ce cadavre qui gisait dans le cabinet voisin, tout redoublait la terreur de cette malheureuse famille; mais Vurry était brave. Il avait, par bonheur, une paire de pistolets chargés. Il prit son couteau de chasse qu'il cacha dans sa cape, et descendit d'un air tranquille à la cuisine. Sa femme et la chambrière se mirent à genoux pour prier. Les brigands, qui soupaient, parurent surpris de le voir. Il leur dit que la fumée l'incommodait, et qu'il venait causer avec eux. La conversation fut d'abord assez triste, car l'hôte et ses enfants né répondaient que par oui et par non, et semblait bouder; mais Gaspard, qui avait de l'esprit, s'adressa à la fille de la maison, lui dit qu'elle était jolie, et, pour la mieux muguetter, se plaça vis-à-vis d'elle, derrière le père, assis lui-même entre ses deux fils qui riaient d'un sot rire des compliments qu'on faisait à leur sœur.
Vurry alors tire doucement ses pistolets, et, toujours devisant, applique, de chaque main, le bout des deux canons contre la tête des deux fils, et leur brûle la cervelle ; puis il enfonce, jusqu'à la garde, son couteau de chasse dans la poitrine du père qui se retournait tout effaré. Il lui fut facile ensuite de se rendre maître des trois femmes, qui restaient immobiles et sans voix. Il appela Pierrine, qui l'aida à leur lier les mains derrière le dos. Cette besogne achevée, il alla barricader toutes les portes et les fenêtres, éteignit le feu et la lampe, rechargea ses pistolets et se mit en sentinelle à la lucarne. L'évènement prouva la justesse de ses prévisions. Quatre autres brigands arrivèrent à minuit, appelant l'hôte et demandant de la cervoise (de la bière). Ils restèrent longtemps à crier et à frapper à la porte; mais quand ils virent qu'on ne leur répondait pas, ils s'en furent courroucés et blasphémant le saint nom de Dieu. Vurry, dès que le jour parut, attela les chevaux des brigands et le sien, à sa voiture, gagna Dole en toute hâte, après avoir resserré les liens des trois femmes et fermé soigneusement toutes les portes. On accourut au Cabaret Rouge, et l'on saisit ces malheureuses, dont deux furent pendues tout de suite. Quant à la servante, qui se déclara enceinte, elle obtint un sursis, et eut plus tard sa grâce entière.