La légende du pont du Paradiso [Santo-Pietro-di-Tenda (Haute-Corse)]

Publié le 5 mai 2023 Thématiques: Adultère , Amour , Amour non partagé , Destruction , Foret , Jalousie , Jeune fille , Jeunes gens , Mort , Pont , Sorcellerie , Sorcier , Vengeance ,

Pont Paradiso
Pont Paradiso. Source Google Street View
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Giustiniani J.-A. / Contes et légendes de la Corse (1934) (4 minutes)
Lieu: Pont de Paradiso / Santo-Pietro-di-Tenda / Haute-Corse / France

A quelques centaines de mètres du village de Santo-Pietro-di-Tenda et sur une pente très douce, s'élevait, il y a neuf cents ans, une vaste et magnifique forêt de chênes géants, tous de la même taille comme s'ils avaient surgi tout d'un coup du sein fécond de la terre. Hiver comme été, elle dormait tranquille pendant que se poursuivait la lente croissance végétale, car jamais le vent n'était venu la secouer et l'emplir des plaintes stridentes de la nature en deuil; seul le zéphyr, comme un lutin familier et folâtre, se jouait dans ses frondaisons, telle une main délicate de femme dans la sombre chevelure du bien-aimé. Quand venait le printemps, l'herbe naissante et la mousse soyeuse s'émaillaient de violettes modestes qui emplissaient cette retraite d'un frais et subtil parfum. Tout le jour, des oiseaux sautillaient dans les branches et donnaient sous bois un concert ininterrompu auquel prenaient part des milliers d'insectes multicolores à la voix sonore et grave. Sous ce dôme majestueux coulait, somnolente et claire, une mignonne rivière aux eaux paisibles où évoluaient gracieusement des poissons argentés à la chair tendre et savoureuse..

Telle était la forêt qui s'élevait, sur une pente très douce, il y a neuf cents ans, à quelques centaines de mètres du village de Santo-Pietro-di-Tenda. Aussi lui avait-on donné le nom mystique de Paradiso.

C'était, en effet, un vrai paradis — un paradis terrestre — et les amoureuses qui s'y rendaient à la nuit tombante, furtives et légères, pour retrouver les gars impatients, ne devaient guère songer aux célestes béatitudes promises aux bons dans l'autre vie. Oh ! les heures charmantes où les cœurs ardents et jeunes battaient plus fort, noyés dans l'océan des chastes délices, les longues extases, les mots pleins de musicales tendresses qu'on échangeait pendant que le rossignol d'amour chantait dans les branches et dans les poitrines et que, sous les cieux diamantés, êtres et choses dormaient du même sommeil, est-ce qu'on pouvait trouver quelque part, sur la terre ou dans le ciel, un bonheur comparable à celui-là ?

Or, un soir, Stella, la jeune fille dont toutes les jeunes filles du Nebbio jalousaient l'idéale beauté, était venue seule à la forêt du Paradis, non pour y attendre celui qu'elle aimait, — car il lui avait dit qu'il ne serait pas venu- — mais pour rêver de lui tout à son aise dans ce temple où, même absent, elle le revoyait toujours de plus en plus beau.

Elle venait à peine d'arriver quand elle entendit une voix mâle et douce clamer dans la solitude un nom de femme, et une autre voix plus timide et plus douce, répondre à cet appel.

Elle tressaillit et, curieuse, s'approcha du chêne au pied duquel s'étaient déjà assis, la main dans la main, un homme et une femme. Elle écouta. Soudain, elle pâlit et, dans son cœur qui n'avait connu que la quiétude ou les ivresses permises du pur amour, elle ressentit une subite et douloureuse morsure: elle avait reconnu la voix de celui qu'elle aimait follement et qui, indignement, la trahissait. Un cri rauque, un cri de bête blessée, s'échappa de sa gorge et elle s'enfuit, les yeux en sang, vers le village.

Tout au fond du hameau des Vezzi, on voyait une maison basse et noire qu'on appelait la Maison maudite à cause du sorcier Morone qui l'habitait et qui s'y livrait nuit et jour à de terrifiantes évocations. Stella alla frapper à sa porte.
« Tu m'as cent fois répété que tu m'aimes, lui dit-elle dès qu'il eut; ouvert la porte ; je viens te demander une preuve.
— Parlez, signora, je suis prêt à tout faire pour vous être agréable. »

Et comme ils étaient encore sur le seuil de la porte, elle lui indiqua du doigt la forêt du Paradiso.
« Vois-tu la forêt qui s'étend -là-bas entre Santo-Pietro et San-Gavino ? Tu vas, si tu m'aimes, la détruire à l'instant. »

Les yeux du sorcier s'allumèrent d'un éclat diabolique. « Ce n'est pas facile, dit-il ; pourtant, si vous me promettez d'être à moi, j'essaierai.
Je le jure, dit-elle.
— Bien, attendez-moi dehors car je vais commencer. »

Et Morone s'enferma à double tour, puis il se couvrit d'un vaste manteau sombre, mit sur sa tête un long chapeau conique où, sur fond rouge, étaient peints des croissants de lune, des têtes de mort et de noires étoiles, et se mit à tracer, tout en prononçant des mots cabalistiques, des cercles ,et des triangles sur le plancher..

Alors le ciel se voila de lourds nuages que des- éclairs fauves déchiraient par intervalles de plus en plus rapprochés, le tonnerre gronda sans arrêt et un vent impétueux commença à souffler. Sous sa formidable poussée, pour la première fois la. forêt s'agita, se courba, et bientôt au bruit du tonnerre se mêla l'épouvantable fracas des arbres qui s'abattaient violemment sur le sol et des branches qui se brisaient en éclats.. Des rochers énormes et chauves se détachèrent du sommet de la montagne et roulèrent sur la forêt, achevant l'œuvre du vent, pendant que se formait une dépression sur le sol tout à l'heure uni et que se creusait une gorge profonde et accidentée à l'endroit où coulait la mignonne rivière dont les eaux avaient toujours été paisibles et où n'évoluaient plus gracieusement les poissons argentés.

Voilà pourquoi l'on voit maintenant, à quelques centaines de mètres du village de Santo-Pietro-di-Tenda, des rochers entassés et nus et une gorge d'où descend très souvent un vent glacial et pourquoi l'on appelle Ponte au Paradiso le pont qu'on y a construit.

C'est du moins ce qu'affirme le palimpseste affreusement maculé et daté de l'an de grâce 1301 que j'ai trouvé il y a. quarante ans dans un tube de bronze parmi les ruines du vieux couvent des Capucins de Santo-Pietro d'où la vue embrasse la riante vallée du Nebbio que borde à l'occident le golfe bleu auprès duquel Saint-Florent est assis dans la blanche et perpétuelle sérénité des villes minuscules.


Partager cet article sur :