Jean Gomper était un fermier de Dinéault. Homme très entendu, il n'avait jamais manqué de payer régulièrement son terme. La dernière fois qu'il alla payer (c'était, je crois, à Châteaulin) il ne trouva pas le propriétaire à la maison. Mais, comme son fils était là, Jean Gomper lui remit tout de même l'argent :
– « J'aurai occasion de voir votre père à la prochaine foire. Vous lui demanderez de m'apporter alors ma quittance. »
– A votre gré, répondit le fils.
Et Jean Gomper rentra chez lui, l'esprit tranquille. Étant probe lui-même, il ne doutait pas de la probité d'autrui. En quoi il eut tort, cette fois du moins. Car, deux jours plus tard, il apprenait la mort de son propriétaire, et la semaine n'était pas finie qu'un homme se présentait de la part du fils pour réclamer le terme.
– Mais, je l'ai payé, s'écria Jean Gomper. Le fils le sait bien. C'est à lui que j'ai remis l'argent.
– En ce cas, faites voir votre quittance, répondit l'homme. Je suis chargé de liquider la succession. Je dois faire mon métier.
Jean Gomper voulut raconter comme s'étaient passées les choses.
– Ta, ta, ta! reprit le « sergent », montrez-moi votre papier, si vous en avez un. On ne me paie pas avec des paroles.
Naturellement, Jean Gomper ne put pas montrer de papier.
– Si dans le courant de la semaine qui vient, dit l'homme d'affaires en sortant, vous ne m'avez pas fait tenir, en mon cabinet, la somme de trois cents écus, je mets immédiatement saisie sur vos biens meubles et immeubles.
C'était la ruine, la misère noire pour Jean Gom. per et pour les siens.
– Comment écarter ce malheur de notre tête? hurlait-il.
Et, de désespoir, il arrachait ses cheveux à pleines poignées.
– Dieu n'est pas juste! Non, Dieu n'est pas juste! Commence donc par t'adresser à lui, lui fit observer sa femme. A ta place, j'irais de ce pas trouver le recteur. Je suis sûre qu'il te donnerait un bon conseil.
– Avec un bon conseil on n'a jamais fait trois cents écus, grogna Jean Gomper.
Il n'en suivit pas moins l'avis de sa ménagère.
Le voilà donc de se rendre au presbytère de Dinéault. Le recteur était en train de souper. Mais c'était un brave homme de prêtre qui n'aimait pas à faire attendre les gens. Jean Gomper fut introduit dans la salle à manger. Là, il exposa son cas, du mieux qu'il put, non sans émailler son récit de plusieurs jurons. Mais le recteur ne fit attention qu'au fond de l'affaire, et, lorsque le paysan eut fini de parler :
– Vous ne mentez pas, Jean Gomper? dit-il. Il est bien vrai que vous avez payé le fermage qu'on vous réclame?
– Aussi vrai que je suis le mari légitime de Barba Goff et le légitime père de ses quatre enfants!
– Alors il n'y a qu'une chose à faire c'est d'aller trouver votre propriétaire, là où il est, et de lui demander, après sa mort, la quittance qu'il ne vous a pas remise de son vivant.
– Hem! fit Jean Gomper, je ne sais seulement pas quel chemin il faudrait prendre.
– Je vous l'enseignerai, moi.
– Je vous entends bien, Monsieur le recteur, repartit le fermier qui croyait à une plaisanterie de la part du prêtre. L'aller n'est pas difficile, mais il n'en est pas de même du retour.
– Je me charge du second comme du premier.
– Parlez-vous sérieusement?
– Sachez, Jean Gomper, qu'un prêtre ne plaisante jamais sur ces choses-là.
Le curé avait dit cela d'un ton grave. Le paysan se mit à tourner son chapeau entre ses mains, et murmura, tout décontenancé :
– J'irai où il vous plaira de m'envoyer, Monsieur le recteur.
Le recteur ouvrit la porte d'une chambre obscure, en disant :
– Je vais d'abord m'en informer moi-même.
– Pourvu que ce soit en paradis, pensait Jean Gomper, mais cela m'étonnerait fort. Mon gueux de propriétaire ne doit pas être logé à si bonne enseigne. Le recteur s'était enfermé à double tour. Le fermier l'entendit marmonner à mi-voix, à très vite, très vite.
– Il consulte son Egremont, se dit-il. L'oraison terminée, le prêtre reparut.
– C'est en enfer qu'il faut que vous alliez, dit-il dès le seuil.
Jean Gomper eut un soubresaut d'épouvante.
– Acceptez-vous? demanda le recteur.
– A Dieu vat! répondit notre homme, après une courte hésitation.
Le curé lui imposa les mains, lui traça avec le pouce une croix sur la poitrine, et lui souffla sur le front. Pff!
Jean Gomper était déjà chez le diable. Je vous promets qu'il n'avait pas eu le temps de regarder si c'étaient des landes d'ajoncs ou bien des champs de seigle qui bordaient le chemin.
Avant de l'expédier ainsi, toutefois, le recteur l'avait muni de quelques instructions:
– Vous aurez bien soin, lui avait-il recommandé, de ne prendre ni la première, ni la seconde quittance que vous offrira votre propriétaire. La troisième seulement sera la bonne. Encore ne la prendrez-vous pas de ses mains. Elle vous brûlerait jusqu'aux moelles et vous deviendriez la proie des démons. Vous prierez le damné de la poser à terre, puis vous la ramasserez. Vous serez préservé de la sorte: vous aurez mis la terre entre vous et lui.
Je vous ai dit que Jean Gomper était un homme entendu. Il se donna garde de manquer à quoi que ce fût de ce qu'on lui avait prescrit.
Tout d'abord il se trouva quelque peu dépaysé. Il ne voyait de toutes parts que d'immenses roues de feu qui tournaient, tournaient, tournaient. Cela lui éblouissait les yeux. Puis c'était une insupportable odeur de roussi qui le suffoquait. Il tâcha néanmoins de s'orienter là dedans tant bien que mal. Au bout d'une heure de marche, il arriva dans une allée le long de laquelle était rangés, de côté et d'autre, des fauteuils de fer chauffés au rouge. Dans ces fauteuils étaient assis des damnés. Leur corps demeurait immobile, mais sur leur figure se succédaient sans interruption les grimaces les plus atroces. C'est parmi eux que Jean Gomper rencontra enfin son propriétaire :
– Comment vous portez-vous ? dit le fermier, en soulevant son chapeau avec politesse.
– Ah! c'est toi ! maudit! s'écria le damné. C'est à cause de toi que je suis ici. Tu viens me réclamer ta quittance, n'est-ce pas ? Misérable, si tu ne t'étais pas dessaisi de ton argent si sottement, ni moi ni mon fils nous n'aurions été tentés !...
Tout en criant ainsi, il avait tiré un papier de sa poche.
– Tiens! la voilà, ta quittance!
– Pardonnez-moi, mon maître, ce n'est pas celle-là.
– En ce cas, c'est celle-ci, dit le damné, en exhibant une seconde.
– Pas davantage !
– Ah! tu m'ennuies, à la fin !
– Essayons de la troisième.
– Prends-la donc, grand nigaud que tu es!
– Avec plaisir. Daignez seulement la poser à terre.
Le damné s'exécuta.
– Merci et bonne chance! dit Jean Gomper, en ramassant le papier et en le pliant soigneusement.
– Je n'ai que faire de tes remercîments ni de tes souhaits. Veux-tu cependant me rendre un service?
– Certes oui, à moins qu'il ne s'agisse de me mettre à votre place.
– Tu vois ce fauteuil vide à ma gauche? Préviens mon fils qu'il lui est réservé, s'il continue à imiter, là-haut, mon exemple.
– Je m'acquitterai de la commission.
Et Jean Gomper de revenir sur ses pas. Une sueur bouillante ruisselait sur ses membres. Tout à coup il sentit un souffle frais lui passer sur la figure, et il se retrouva dans la salle à manger du presbytère de Dinéault.
– Rentrez chez vous, lui dit le recteur. Ne blasphémez plus la justice de Dieu, et vivez toujours en homme de bien.
Le lendemain, Jean Gomper se rendit chez le fils de son propriétaire, à qui il répéta les paroles du damné, puis chez le « sergent » qui ne put que constater que la quittance était valable.
(Conté par Hervé Brélivet, de Dinéault. Quimper,