Un homme riche de Saint-George avait un fils unique qu'il éleva comme un enfant gâté jusqu'au temps où il fallut le marier. Il demanda donc pour ce fils la main d'une fille encore plus riche que lui, qu'on lui accorda à la condition qu'il donnerait tout son bien à son fils par contrat de mariage, à charge par ce dernier et la future de l'entretenir sa vie durant. Il eut de la peine à s'y résoudre, parce qu'il avait souvent entendu raconter à son père l'histoire du Legs de Jean Grosbois; mais l'importunité de son fils, les instances de ses amis et l'avantage du parti l'y firent consentir. Ce ne fut pas sans s'en repentir peu après, car quoiqu'il eût au commencement tout le meilleur traitement qu'il eût pu souhaiter, on se relâcha peu à peu envers lui, au point que dès la quatrième année, sa bru l'envoya loger dans une petite cheminée (cabane) au vis-à-vis de la maison, afin que la pauvreté de son beau-père ne lui fit point honte. On promit au vieux de lui envoyer tous les jours plus de vivres qu'il ne lui en faudrait. Il fallut en passer par là pour avoir la paix; mais il souffrit toujours beaucoup en cette pauvre cabane du peu de soins qu'on avait de lui, sans qu'il osât aller demander son nécessaire autrement que par l'entremise d'un petit garçon qu'on renvoyait bien souvent les mains vides.
Un jour que le pauvre vieux avait aperçu à travers la rue que l'on faisait bonne cuisine chez son fils, il s'avisa d'aller prendre place à table, afin de faire au moins un bon repas après une si longue diète; mais aussitôt qu'on le vit entrer, on cacha un poulet que l'on rôtissait, jusqu'à ce que le vieux se fût retiré, après quoi on acheva la cuisson de la volaille.
Mais voici que quand on vint à la présenter sur la table, un crapaud énorme parut sur le ventre de la bête, de quoi la jeune dame poussa un cri terrible. Son mari voulant chasser ce crapaud, il lui sauta au visage où il s'attacha si fortement qu'il lui fut impossible de l'ôter de là, quelque moyen qu'il y employât; et la merveille était d'autant plus grande que lui-même ne pouvait souffrir qu'on offensât cet affreux animal, parce qu'aussitôt qu'on le touchait pour le tuer, le coup lui était sensible, comme si on l'eût frappé au cœur lui-même, ce qui le contraignit à demeurer ainsi hideusement masqué et à aller avec confusion et pour pénitence à travers les villages voisins et la ville de Clerval afin de servir d'exemple à tous les enfants ingrats envers leurs pères. La tradition ajoute, il est vrai, qu'à la fin il fut quitte de cet horrible châtiment au retour d'un pèlerinage qu'il fit à Notre-Dame de Cusance, et que lors ce monstrueux crapaud disparut sans qu'on sût ce qu'il était devenu.
L'auteur du Bon laboureur met sur le nez d'un gentilhomme de Normandie une histoire à peu près semblable à celle de notre paysan de Saint-George.