La légende de la bague du capitaine naufragé de Buguélès [Penvénan (Côtes-d'Armor)]

Publié le 18 janvier 2024 Thématiques: Anneau , Cadavre , Couturière , Enterrement , Maladie , Marin , Mort , Naufrage , Punition , Squelette , Vol ,

Vue de Bugueles
Vue de Bugueles. Source Ebay
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Le Braz, Anatole / La légende de la mort en Basse-Bretagne: croyances, traditions et usages des Bretons armoricains (1893) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Bord de mer Buguélès / Penvénan / Côtes-d'Armor / France

Il y a quelque cinquante ans, un navire étranger fit naufrage sur la côte de Buguélès, en Penvénan. On recueillit une dizaine de cadavres. Comme on ignorait s'ils étaient chrétiens, on les enterra dans le sable, à l'endroit où on les avait trouvés. Parmi eux était le corps d'un grand et beau jeune homme, plus richement vêtu que ses compagnons, et que, pour cette raison, on jugea être le capitaine. A l'annulaire de la main gauche, il portait une grosse bague en or sur laquelle étaient gravées des lettres d'une écriture inconnue.

Buguélès est habité par une population d'honnêtes gens. On enterra, ou plutôt on ensabla le beau jeune homme, sans le dépouiller de sa bague.

Des années se passèrent. Le souvenir du naufrage s'était peu à peu effacé. Cependant, à la veillée, quelquefois, en attendant le retour des hommes partis en mer, les femmes devisaient encore de celui qu'elles appelaient «le capitaine étranger », et de la grosse alliance en or pur qu'il portait au doigt.

La première fois que Môn Paranthoën, une jeune couturière des environs, entendit raconter cette histoire, elle ne fit que rêver toute la nuit de cette alliance qu'on disait si belle. Le lendemain, elle y songea encore, et le surlendemain, et tous les jours suivants. Cela devint chez elle une hantise. Elle était passablement coquette, comme le sont toutes les jeunes couturières, et elle se disait qu'un bijou est fait pour briller à la lumière du soleil béni, non pour s'encrasser dans les ténèbres de la tombe. Longtemps néanmoins, je dois l'avouer, elle repoussa la tentation. Mais son métier même l'y exposait sans cesse. Quand elle causait dans les maisons de Buguélès, ce qui advenait presque journellement, elle était obligée de s'installer sur la table, près de la fenêtre, et toutes les fenêtres de ce pays regardent du côté de la grève.

A la fin, la malheureuse n'y tint plus.

Un soir, sa journée close, elle fit mine de retourner chez elle, puis, quand elle fut bien sûre de n'être pas vue, elle descendit à pas de loup vers la plage.

Le lieu de la sépulture des noyés était marqué par une croix grossière, faite de bois badigeonné de goudron, qu'on avait eu soin de planter juste au-dessus du cadavre du beau capitaine. A tout seigneur, tout honneur.

Nuit pleine, et tous les pêcheurs rentrés, Môn Paranthoën n'avait pas à craindre d'être dérangée. Elle s'agenouilla, se mit à gratter le sable avec ses ongles, furieusement. Bientôt, elle parvint à tirer à elle une des mains du cadavre, la gauche. L'anneau y était toujours. Elle tenta de le faire glisser sur le doigt, mais la peau racornie formait de gros bourrelets. Elle essaya de ses ciseaux. Peine perdue: les ciseaux ne mordaient pas dans ce cuir tanné par l'eau de la mer.

Alors, exaspérée, elle saisit le doigt entre ses dents et le trancha d'un coup. Puis, l'avant recraché dans la fosse, elle y fit de même rentrer la main, nivela le sable, épousseta son tablier, en se relevant, et s'enfuit, emportant la bague.

Le lendemain, elle vint à son ouvrage, comme à l'ordinaire. Seulement, elle avait la tête enveloppée d'un fichu de laine, par-dessus sa coiffe, et elle était toute pâle.
– Qu'avez-vous donc, Môna? lui demanda la ménagère.
– Oh! rien, fit-elle, un peu mal aux dents. Cela va passer.

Et elle entama sa couture.

Mais, au lieu de passer, le mal ne fit que croître, au point de forcer Môn Paranthoën à quitter son travail. Elle s'en alla, en gémissant.

Elle disparaissait à peine au tournant du sentier, qu'il s'éleva un grand tumulte dans le village. Des gamins qui jouaient dans la grève étaient subitement remontés, criant à tue-tête :
– Venez voir! venez voir!
– Quoi?
– Ce qu'il y a «< au cimetière des noyés »!

Tout Buguélès, hommes et femmes, descendit derrière eux jusqu'à la mer. Quand on fut arrivé à l'endroit, voici ce qu'on vit. Au pied de la croix goudronnée, une manche de veste sortait du sable, et de la manche sortait une main, et les doigts de cette main étaient affreusement crispés, sauf un, l'annulaire, qui se dressait, rigide et menaçant. On eût dit qu'il désignait avec colère quelqu'un, tout là-haut, dans les landes maigres qui dominent les petites maisons éparses des pêcheurs. A sa base, il portait une entaille profonde.

Une des femmes qui étaient là parla ainsi :
– C'est le doigt de la bague: on la lui a volée, et il la réclame.
– Réenfouissons toujours cette main, répondit un des hommes.

Et il la recouvrit de sable.

L'assistance se dispersa, en échangeant mille commentaires. Quand ceux qui étaient partis en mer rentrèrent, le soir, on leur conta la chose. Ils furent de l'avis commun cela sentait le sacrilège.
On s'endormit fort tard dans les chaumières, et l'on dormit mal.

Au petit jour, les plus impatients coururent au cimetière des noyés. De nouveau, le doigt fatal se dressait sur le sable lisse.
– Voyons voir jusqu'au bout, dirent-ils.
Et ils réenfouirent le doigt, la main, tout, comme on avait fait la veille. Puis ils allèrent quérir çà et là d'énormes galets et des quartiers de roches qu'ils entassèrent par dessus.

Oui, mais deux heures plus tard le doigt reparaissait; les pierres semblaient s'être écartées d'elles-mêmes, respectueusement, et formaient cercle à distance.

Alors, on eut recours à d'autres moyens. Le recteur de Penvénan, accompagné d'un chantre et d'un enfant de chœur, vint conjurer le mort, en l'aspergeant d'eau bénite.
Mais le beau capitaine n'était probablement pas chrétien, car il ne se laissa pas conjurer.
– Il redemande son alliance! répéta la femme qui avait parlé la première fois.
Maintenant, chacun pensait comme elle. Mais où la trouver, cette alliance, où la trouver, pour la rendre? L'enfant de chœur, agenouillé dans le sable, dit :
– Ce doigt-là a été resoudé par la puissance de Dieu ou du diable, après avoir été coupé avec des dents. Et, certes, ces dents-là étaient aiguisées et fines.

Il n'avait pas achevé, que, par la route goémonneuse qui mène de la mer aux maisons de Buguélès, apparaissait Môna Paranthoën, la couturière. Du moins, les ménagères la reconnurent à sa robe de double-chaîne et à l'élégance fraîche de son tablier. Car de son visage on ne voyait rien, tellement il était entortillé de linges et de châles. Sur son corps si souple, elle avait l'air de porter une tête monstrueuse. Elle avançait lentement, exhalant une plainte sourde à chaque pas qu'elle faisait.

Lorsqu'elle fut arrivée au groupe, elle pria, du geste, qu'on la laissât passer.

Entre le pouce et l'index, elle tenait une grosse bague d'or... Vous devinez le reste!...

Les hommes voulurent faire un mauvais parti à Môn Paranthoën. Mais elle écarta les linges qui couvraient sa figure et leur montra sa bouche vide de dents, pleine de pus. On se contenta de la fuir, comme une pestiférée.

Je l'ai rencontrée plus d'une fois, vaguant par les chemins, la tête toujours enveloppée de haillons. Elle ne pouvait plus parler, mais elle geignait lugubrement.

Quant au capitaine étranger, depuis lors il repose en paix, sa belle alliance d'or au doigt, et rêvant, j'imagine, de la « douce » qui la lui avait donnée.

(Conté par Françoise Thomas, journalière. Penvénan, 1881.)


Partager cet article sur :