La légende du livre magique de Pico de Mirandola [Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie]

Langues disponibles: English Français
Vous lisez une traduction. Le texte original est en en.

Publié le 18 octobre 2025 Thématiques: Amour , Education , Livre , Magie , Moine , Punition , Savant , Sorcier ,

Fontaine et piazza Santa Croce
Fontaine et piazza Santa Croce. Source Дмитрий Мозжухин, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Leland, Charles Godfrey / Legends of Florence: Collected from the People, Volume 2 (1896) (9 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Basilique Santa Croce de Florence / Firenze / Città Metropolitana di Firenze / Italie

Pico de Mirandola repose à Santa Croce. Un écrivain moderne de renom, en faisant l’éloge du grand Humboldt, ne fondait son admiration que sur le fait que le baron avait tant voyagé et, ce faisant, fréquenté tant de « bonne société » — l’épitaphe du grand Pico, sur sa tombe, repose principalement sur ses explorations conjecturales en Inde ! Il fut en réalité l’un des grands érudits de la Renaissance — un homme, en vérité, non seulement aux multiples talents, mais aux larges facettes, « grand en grec et sans égal parmi les chrétiens comme hébraïsant ». Il y a d’ailleurs, dans le texte, une allusion à ce dernier point. Je dirai ici que, pour des raisons que je donnerai plus loin, j’ai omis une partie de l’original et fourni certains détails — ou plutôt quelques caprices — que le lecteur discernera aisément et, je l’espère, me pardonnera.


Il y avait jadis à Florence une très ancienne et riche famille nommée di Mirandola, et le couple qui l’incarnait avait un fils nommé Pico. Or, ce garçon, par nature, ne manquait ni d’esprit ni de sens, et son père, l’ayant remarqué, souhaita faire donner à son fils une solide formation dans les lettres, afin qu’il pût briller à la cour et dans le monde. Car, en ces jours-là, l’érudition était rendue extrêmement à la mode par la famille régnante, et les grands savants étaient sûrs de parvenir à quelque chose, pourvu qu’ils eussent du jugement.

Malheureusement, le brave homme, en matière de lettres, ressemblait à l’avocat que le peuple appelait Nécessité, “parce qu’il ne connaissait pas la loi”. Et, ayant grandi entre la campagne et le camp, il n’avait pas idée qu’il pût exister d’autre savoir que celui des clercs ; il mit donc le pauvre Pico entre les mains d’un moine vieillot qui tenait pour damnable à coup sûr tout ce qui ne se trouvait pas dans le latin monastique ou chez les Pères de l’Église. Et, de fait, il gava l’enfant pendant trois ou quatre ans de points de doctrine, de bulles pontificales, de décrétales, de vies de saints, de dogmatismes et de catéchismes, de faussetés scolastiques et autres fadaises du même tonneau, jusqu’à ce que son cerveau bourdonnât comme d’un millier d’abeilles ; et pourtant, au bout du compte, pour ce qui regarde le vrai savoir, il était doctor in utroque nihil. Néanmoins, parce qu’il était vif et doué, il triompha de toute cette grisaille avec une endurance farouche, espérant qu’il en sortirait quelque bien, tout en se demandant avec étonnement pourquoi Dieu avait jamais fait des oies.

Or, l’ancien Messer di Mirandola ayant entendu ce moine louer l’instruction de son élève et ayant appris que, chez un noble ami à Florence, on tenait chaque semaine des réunions où l’on accueillait savants et esprits brillants de toute sorte, décida que son fils s’y rendrait, ne doutant pas que Pico y éclipserait les plus étincelants. Et on l’exhorta tout spécialement à ne pas se montrer timide, car c’avait été le but suprême de toute sa formation théologique :

Premièrement, confondre quelqu’un — c’est-à-dire réfuter, battre en brèche, démolir, invalider, abattre, rabaisser et faire taire quiconque discute avec vous d’une question ou d’un point de culture et de littérature ;

Deuxièmement, croire que le vrai savoir se manifeste en s’élevant au-dessus de la compréhension de l’adversaire — ce qui veut dire de n’importe quel interlocuteur — et, ce faisant, le convaincre que vous en savez plus que lui ;

Troisièmement, proférer de vastes assertions quant à l’ignorance et à la stupidité générales de l’adversaire, et le prouver en repérant et en exagérant des vétilles.

C’est donc muni de ce précieux assortiment de cuistrerie et de pédanterie que le pauvre Pico fut envoyé « se distinguer » dans l’un des salons les plus brillants de Florence, à une époque où la Culture… et le papillonnage papiste s’éteignaient presque dans le paganisme. Mais je ne m’attarderai pas sur l’entière et écrasante défaite, la terrible dégringolade, le fiasco, l’affaire flambée que Pico y fit, lorsqu’il entreprit de prendre part à une discussion littéraire, débutant par l’affirmation que le grec n’était que piètre camelote qu’un sot seul apprendrait, que la mythologie classique était du pur radotage, et que le volgare, la langue italienne, était impropre à la littérature.

Son principal contradicteur était une jeune femme d’une beauté foudroyante, dont il tomba amoureux au premier regard. Mais, ayant été soigneusement formé à croire que toutes les femmes ne sont que sacs d’ignorance, de vice, de tromperie et de folie, qui adorent qu’on les traite rudement, il l’attaqua d’une particulière grossièreté. Il fut alors désarmé avec une aisance et une grâce merveilleuses par une arme polie, et sentit jusqu’au plus intime combien il n’était qu’une pauvre créature méprisable et ignorante, se vautrant dans la boue d’une nuit monastique. Après avoir été remis à sa place, avec la plus grande courtoisie de mots mais la plus grande sévérité d’argument, on le laissa, et lui, écrasé de honte, quitta le palazzo sans adresser un mot à qui que ce fût.

Il y avait à cette discussion un très sage personnage, d’un savoir prodigieux, magicien de surcroît, et plus que rompu aux livres, car il savait lire le cœur humain sur le visage ; son attention ayant été attirée par Pico, il observa que le génie ne lui manquait aucunement, mais qu’il avait simplement été mal éduqué, et, pris de grande pitié, résolut de s’occuper de lui. Il le suivit donc et le trouva assis, anéanti, dans le bois où se trouvent aujourd’hui les Cascine.

Les jeunes se laissent vite gagner, par la tendresse, à la confiance ; Pico répandit donc sa peine, expliquant comment, après avoir été cajolé et flatté au point de se croire un prodige, il s’était découvert âne ; maudissant au passage son maître et le jour où il était né, ainsi que les décrétales, les caté- et dog-matismes et tout ce qui s’y rattachait.

Alors le vénérable monsieur lui dit : “Je parlerai à ton père et lui expliquerai que ton précepteur te fait plus de mal que de bien : il sera congédié. Mais toi, prends de ma main ce livre et étudie-le soigneusement. Que nul ne sache que tu l’as — n’en souffle mot, sinon il disparaîtra.” Là-dessus, il tira un petit manuscrit très ancien, merveilleusement relié, lequel pourtant s’agrandit à la lumière, et le remit à Pico. Et le vieillard s’évanouit avec un sourire bienveillant, comme s’il augurait bonne fortune, laissant le jeune homme stupéfait d’une telle aventure.

Mais il fut bien plus étonné encore quand, ouvrant le livre au hasard, il lut ces mots, en italique d’une limpidité exquise :
“Pico di Mirandola, ne te laisse pas abattre, ni confondre d’avoir essuyé pareille rebuffade, car la faute n’est pas à toi mais à ton maître. Dis-moi maintenant, comme à un ami, ce que tu désires !”

Pico répondit : “Je voudrais apprendre le grec, et tout ce qui sied à un gentilhomme et à un lettré ; être tel que sont les autres en notre âge, et, si possible, devenir un chef parmi les savants.”

Il ouvrit alors le livre et lut :
“Tout cela peut advenir, cher Pico, si tu suis mes conseils et m’étudies de bon cœur ; il n’est rien au monde sur quoi je ne te conseille.”

Et tout arriva comme le livre l’avait promis. Car il lui enseigna le grec selon une méthode neuve et améliorée, et l’hébreu en un quart de temps, et répondit à toute question sur toute chose ; il ne dédaigna pas de lui raconter maints contes et bons mots, ni de lui apprendre les jeux et l’art de la conversation. Et lorsqu’il désirait lire quelque ouvrage qui eût existé depuis les origines du temps, il n’avait qu’à le vouloir, et le voilà tout entier dans le précieux volume. C’était une bibliothèque universelle, une encyclopédie infinie, un journal quotidien, un Mentor, un guide, un philosophe et un ami ; il lui soufflait ce qu’il fallait dire aux dames pour leur plaire, lui donnait les tuyaux pour les courses, et les numéros de loterie. C’était un Bradshaw et un guide complet en voyage, et aussi, au besoin, un Cook’s Tourist et un livre de cuisine.

Pico di Mirandola n’avait jamais oublié la jeune érudite devant qui il avait subi si lamentable défaite, et l’idée de regagner ses bonnes grâces l’incitait à étudier encore plus ardemment. Aussi, lorsqu’il eut fait des progrès dans les lettres et les arts, le livre bienveillant — qui l’avait « coaché » à toutes les éventualités d’une conversation — jugea-t-il qu’il pouvait retourner au palazzo où il avait paru tel le Prince des Buses.

“Maintenant, dit le livre, je vais me contracter en un tout petit volume que tu porteras dans la paume ; nul besoin de m’ouvrir : tout paraîtra sur la couverture. Et si tu te trouves coincé (tralasciato), jette juste un coup d’œil.”

C’est avec des sentiments bien différents et une autre contenance que Pico se présenta pour la seconde fois. Il resta modestement à l’écoute, notant tout, et, tout en admirant la grâce et la retenue avec lesquelles on avançait les opinions en termes courtois, il fut aussi rasséréné de constater qu’il n’était pas si inférieur à beaucoup dont la force, voyait-il, résidait davantage dans la manière que dans le savoir. Jusqu’à ce que, la conversation tombant sur la langue, la jeune femme remarquât :
“Il est curieux, en effet, que dans les langues anciennes tant de mots, renversés, prennent un sens contraire. J’aimerais avoir votre avis, Messer di Mirandola, mais je crois que vous dédaignez toutes langues sauf le latin monastique.”

“Il est vrai, répondit Pico sans regarder son livre, qu’autrefois je haïssais le grec. Mais, comme l’a dit un écrivain grec, ‘On n’apprend à respecter un brave ennemi qu’après l’avoir affronté’, et je me suis frotté au grec — je l’espère — non en vain. Quant aux sens inversés des mots, prenons Rome — Roma. Nous abordons l’idée qu’elle exprime avec un sentiment belliqueux, mais, la retournant, nous trouvons amor, l’amour.”

Un murmure approbateur salua cette trouvaille, et la jeune femme, souriante, répliqua :
“Peut-être n’est-ce qu’un amour platonique que Rome inspire. Mais que pensez-vous de l’amour platonique ?”
“Qu’en vérité, comme bien des choses qui commencent en jeu, il finit volontiers en sérieux. Et que, comme tout tonique, il aiguise d’ordinaire l’appétit — en l’espèce pour ce qu’il y a de moins platonique, ou l’inverse — tout comme Rome.”

Puis, encouragé, il se mit à illustrer les sens renversés tels que les montre la Cabale, certains tenant que la langue hébraïque s’est formée sur ce principe, et qu’en sorcellerie les vers qui se lisent pareillement à l’endroit et à l’envers sont les plus puissants des enchantements — on en voit d’ailleurs un, à ce qu’on dit, sur le pavage du Baptistère de Florence.

Un jeune homme, désireux de mortifier le novice, lui demanda alors pourquoi, lors de sa première visite, il n’avait pas daigné gratifier la compagnie de quelques fruits et fleurs du savoir dont il se montrait maintenant si prodigue. Et Pico, en souriant, scherzando, répondit :

“Quand Junius Brutus joua l’idiot
Devant les hommes de Rome, c’était pour trouver
Le moment juste et la saison de parler.”

Et, au bout du compte, en deux jours tout Florence parlait de Pico comme d’un ressuscité ou d’un transfiguré ; certains allant jusqu’à dire qu’il pouvait prédire votre futur conjoint et recouvrer les biens volés. Mais ce qui est certain, c’est que la jeune femme tomba amoureuse de lui, qu’il l’épousa, et que le heureux couple parla grec jusqu’à la fin de ses jours. Quant au livre, on dit qu’il fut enseveli avec lui dans sa tombe à Santa Croce. »


Le texte de cette histoire, tel que je l’ai reçu, comptait seize pages, dont quatorze occupées par un récit confus et fort sot des amours de Pico et de la dame, et seulement deux par un bref exposé du livre et de son rôle. Ayant le sentiment que, dans le véritable original — quoi qu’il fût — les proportions étaient inversées, j’ai pris la liberté de les rétablir. Le pudding avait été d’abord préparé selon une bonne recette, mais le cuisinier s’était « diablement » fourvoyé dans la composition et les doses.

Maintenant, que j’aie fait ou non un récit modérément intéressant, restituant la vie et les mœurs florentines d’antan, le lecteur — ou le critique — en décidera ; mais je gage bien que nul d’entre vous n’eût donné un fétu de paille pour l’histoire telle que je l’ai en manuscrit, laquelle était de toute évidence un vulgaire digest de colportage sentimental, paraphrasant un vieux conte simple et étrange aujourd’hui perdu, puis ainsi narré à Maddalena, qui l’écrivit littéralement tel qu’elle l’avait appris. Libre à vous donc d’appeler ceci un récit original de ma main ; mais si je l’avais fait, quelqu’un aurait pu, dû ou voulu m’accuser de plagiat.

“Et maintenant, s’écria le malicieux Didius de Yorick, je l’ai bien pendu à l’un des deux cornes de mon dilemme — qu’il s’en tire comme il pourra.”

Et, après tout, je ne suis qu’un peu plus Perraultier que Perrault, plus Langer que Lang, ou plus Grimmer que Grimm !


Partager cet article sur :

Vous consultez la première légende

Vous consultez la dernière légende