C’était il y a bien longtemps — et pourtant quand les gens étaient fort semblables à ce qu’ils sont — qu’il vivait un nobile signore di campagna, un noble gentilhomme campagnard. Il n’avait qu’un fils, nommé Evandro, au cœur bon, nullement dépourvu d’esprit.
Mais il était aussi fantasque et capricieux, plein de tours et manies si singuliers que beaucoup le trouvaient “bizarre”, et que son bonnet semblait une ruche d’abeilles gigantesques et extravagantes. On pouvait dire de ses idées ce que le diable dit en voyant défiler tous les animaux hors de l’arche de Noé : “Je me demande bien ce que le diable va inventer après ça !”
Le vieux seigneur mourut, et Evandro vint à Florence pour vivre sous la tutelle d’un oncle qui était, de tous les hommes, le plus dissemblable à ce neveu singulier — et le moins apte à le comprendre. Huile et eau, feu et glace n’étaient rien à côté.
Il est des gens, aussi lourds que des ânes et émoussés comme le bord d’une table, qui se croient sages parce qu’ils ne font jamais rien qui mérite regard — gnente a far riguardare — et qui tiennent pour folie tout ce qu’ils ne comprennent pas. Tel était l’oncle, tailleur et fort riche ; il avait un fils qui lui ressemblait trait pour trait.
Aussi l’oncle haïssait-il Evandro, davantage encore parce que son neveu était bien mieux tourné, plus agréable et plus instruit que son fils. Mais il ne voyait en Evandro nulle astuce, se persuadant qu’il était une sorte de fou, un bouffon, et tout à fait bon à rien ; il ne parlait de lui qu’avec un mépris apitoyé.
Un jour, ce riche monsieur, Lorenzone, eut la lubie — par pure malveillance — de rendre son neveu ridicule. Le jeune homme avait besoin d’habits : l’oncle lui donna donc un complet de belle étoffe, d’excellente qualité, mais d’un style si ancien et si saugrenu que, pensait-il, quiconque le porterait passerait pour bouffon — un costume du temps du roi Olim.
Evandro, qui avait promptement appris tous les mystères du tailleur, et qui possédait un goût merveilleusement artistique, vit aussitôt comment faire réussite : avec quelques retouches, il fit de ce complet quelque chose de très beau et d’original ; c’était de ceux qui lancent la mode, non qui la suivent.
Ainsi vêtu, il se rendit à un bal : chacun s’émerveilla de ses habits et lui demanda où il les avait pris ; il répondit qu’ils étaient l’ouvrage de son oncle, à qui il laissa tout le crédit de la coupe, sans rien dire de ses propres retouches.
Quelle ne fut pas la stupeur de l’oncle quand, le lendemain, vingt jeunes gentilshommes au moins vinrent commander des habits semblables à ceux du neveu ! Aveuglé par sa suffisance et son ignorance, il se contenta de penser qu’un fou en fait naître vingt, et il exécuta les commandes — sans se douter que, loin de railler, il avait été raillé.
C’était alors la mode, à Florence, d’avoir grand nombre de fêtes, de masques et de folies de tout acabit, et, durant le Carnaval, de donner une vaste procession. Celui qui marchait en tête devait être juché sur le cheval aux couleurs les plus étranges que l’on pût trouver ; il portait un vêtement antique et, au bout d’une lance, une bannière où figurait un fou solennel.
Derrière suivaient en foule, sous forme comique, docteurs, prêtres, artisans, soldats, astrologues, sculpteurs, artistes — toute sorte de gens.
Il vint à l’oncle l’idée que, ce jour-là, son neveu — s’il en avait l’occasion — ne manquerait pas de faire quelque chose de ridicule et de honteux ; et il brûlait d’un tel désir, tant étaient grandes sa jalousie et sa haine. Il lui donna donc une recommandation pour le maître des réjouissances, et guetta l’issue.
Or ce gentilhomme, d’esprit conforme à celui d’Evandro, le reçut avec joie et lui demanda s’il pouvait proposer quelque chose de nouveau.
— Vraiment, répondit le jeune homme, il me semble qu’il serait fort heureux de placer chaque métier dans un char à part, et de les faire travailler en chemin. Celui qui ferait la meilleure pièce recevrait un prix : le cordonnier pour la plus belle paire de souliers, le tailleur pour le plus beau manteau — médaille ou couronne.
— Admirable ! dit le maître. Ce sera fait.
L’oncle en devint fou comme un loup blessé : peu lui plaisait d’être perché dans un char fleuri et pavoisé à faire besogne de histrion ; mais il ne pouvait davantage supporter qu’un rival gagnât le prix et fût proclamé roi des tailleurs à sa place.
Alors Evandro lui dit :
— Mon oncle, je puis vous dire comment gagner le prix par une malice gaie, sans l’ombre de doute. Faites d’abord, chez vous et en secret, avec grand soin, un manteau très beau — car, en vérité, nul ne peut produire bel ouvrage dans un char cahotant. Puis, durant la procession, coupez et cousez un autre à l’identique ; quand personne ne vous verra, substituez celui de la maison à celui de la rue.
— Quand vous recevrez le prix — car vous le recevrez — montrez celui “fait dans le char” et dites la vérité : on tiendra cela pour malice plaisante, bon tour de Carnaval, come scaltrezza, come scherzo di Carnivale per uccellare gli altri — et vous garderez la récompense tout de même.
Tout advint comme prévu, et toute Florence parla de l’oncle comme d’un homme d’esprit admirable ; on le lui répéta si souvent qu’il finit par le croire et par tenir la mystification pour œuvre à lui.
On eût pensé qu’après cela le vieux tailleur renoncerait à jouer de méchants tours à Evandro ; mais la race n’entend rien tant qu’un coup de bâton sur le crâne. Se croyant devenu gran’ uccellatore — grand attrape-nigauds — il ourdit, avec son fils, une magistrale filouterie.
Il y avait à Florence une dame d’une beauté extraordinaire, riche, accomplie et de très grande maison : la comtesse Paolina. Et quoique Evandro ne fût ni pauvre ni roturier, il y avait peu de chance pour qu’il la rencontrât jamais.
L’oncle et le fils écrivirent donc une lettre, censée émaner de la comtesse, pleine d’ardeur et de passion, invitant le neveu à venir souper chez elle, sous le sceau du secret.
Mais nos deux compères oublièrent une chose : dans ce genre d’ouvrage, Evandro n’avait pas son pareil — non, pas dans toute l’Italie où l’art de rouler et de mystifier est mieux entendu qu’en tout le reste du monde. Il avait trop souvent écrit de telles lettres lui-même pour ne pas voir d’un coup d’œil que le seau ne tenait pas l’eau. Il s’en tordit de rire ; loin d’obéir au post-scriptum le suppliant, “au nom de Dieu et de tous les saints”, de garder le secret, il la lut à haute voix le soir même, au souper, à quelques amis.
Se trouvait là un jeune noble, lequel — comme tous les gens d’esprit — estimait hautement Evandro, sachant qu’il avait cœur généreux. Il lui vint que ce serait un joli tour que de renverser la plaisanterie. Il alla donc trouver la comtesse, lui conta toute l’affaire et donna d’Evandro un portrait si flatteur — beauté, esprit, honneur — qu’elle dit sur-le-champ :
— Vraiment, si votre ami vaut la moitié de ce que vous dites, il est grand dommage qu’il ne soit pas depuis longtemps des miens. Je vous prie donc, signor Vincentio, de me l’amener demain soir à souper.
Evandro, qui se doutait que la lettre était cuisinée par son cher oncle et son cousin, rentra et la leur montra, feignant grande joie, sans souffler mot de l’invitation de Vincentio. Le tailleur et son fils s’en réjouirent outre mesure : « Il sera jeté dehors à coups de pied avec huées, chassé comme un chien ! »
Ils l’aidèrent à sa toilette, l’admirèrent, le flattèrent — qu’il serait comblé d’honneurs, qu’il épouserait la dame, et cætera. Leurs rires redoublèrent après son départ.
Bien rit qui rit le dernier ! Quelle ne fut pas leur surprise d’apprendre, au matin, qu’Evandro avait été hôte d’honneur au palais de la comtesse Paolina ! Rien d’étonnant : il s’était trouvé au milieu d’oiseaux de même plumage, qui l’avaient reconnu du premier coup d’œil.
« Pair avec pair, dit Marcolfe aux pierres,
Pair avec pair, cela s’accorde et dure. »
Oui-da : jamais Evandro n’avait paru plus beau ni dit tant de choses brillantes que ce soir-là. Dès lors, chaque jour il fut au palazzo de la comtesse ; il monta dans le monde.
Bientôt majeur, il hérita des biens paternels ; si bien que nul ne s’étonna, et tout le monde se réjouit, d’apprendre qu’il était fiancé à la belle comtesse — et qu’enfin ils se marièrent.
— Le diable est dans ce garçon, grommela l’oncle. Rien ne va jamais contre lui. Si nous l’avions jeté dans l’Arno, il en serait sorti avec un poisson dans la bouche. — Et, chose notable, Evandro fut, jusqu’à la fin, aussi bon pour son oncle que s’il eût été son meilleur ami — ce qu’il avait été, mais malgré lui.


