Il arrive, çà et là, qu’un vieux vestige de tradition mythologique — échappé sans doute des livres et des bancs d’école — passe dans les contes paysans ; dans celui qui suit, nous en tenons un fragment très curieusement mêlé à la féerie et à la sorcellerie commune. Le gémissement plaintif des galets au clair de lune est une trouvaille très frappante. Le récit qui suit est traduit mot à mot.
« Il y a bien longtemps, dans le pays où s’élève aujourd’hui Florence, et au loin tout autour, tout n’était que solitude sans habitants, sauf une petite maison ou cabane où vivait un bon vieux couple. L’homme se nommait Bacco, sa femme Filomena ; ils eussent été parfaitement contents, n’eût été une chose : la solitude. Que ce fût la guerre ou la peste, je l’ignore, mais ils n’avaient pas un seul voisin. Peut-être étaient-ils venus les premiers, avant quiconque ; en tout cas, toute la terre était à prendre gratis, et nul n’en voulait.
Or voici que Jésus-Christ vint avec saint Pierre dans ce pays désert. Ils y marchèrent trois jours sans rien voir de vivant, si ce n’est, de loin en loin, un loup ou un renard ; le troisième soir, ils arrivèrent à la cabane de Bacco, et saint Pierre frappa à la porte.
À la vue de deux étrangers, les braves gens furent ravis et les reçurent en amis ; et Bacco, qui n’avait au monde qu’un agneau, sortit pour le tuer et faire fête à ses hôtes.
Mais Notre-Seigneur lui dit : “Attends un peu.”
Et, à l’instant même, chose merveilleuse, la brebis mit bas un petit, qui grandit aussitôt jusqu’à la taille de sa mère.
“Prends le plus jeune, dit saint Pierre. Nous mangerons celui-là.
— Et, désormais, la mère mettra au monde chaque jour un agneau, qui, en deux secondes, grandira à sa pleine taille.”
Filomena n’avait qu’un seul pain ; mais quand elle voulut le couper, ce qu’elle en ôtait repoussait aussitôt. Il en fut de même du vin ; et saint Pierre dit :
“Il en sera ainsi : puisque vous avez été hospitaliers, vous ne manquerez ni de viande, ni de pain, ni de vin tant que vous vivrez. À qui donne, il sera donné. Et s’il est autre chose que vous désirez, dites-le tant qu’il est temps.”
Alors Bacco dit :
“Je ne demande rien pour moi. Mais il me semble grand dommage qu’un pays si bon et si beau soit sans habitants.”
Notre-Seigneur répondit :
“Va avec ta femme sur la berge de l’Arno et ramassez beaucoup de galets, autant que vous pourrez en porter.
Puis marchez droit devant vous, et vous jetterez les galets un à un par-dessus votre épaule ; prenez garde de ne pas tourner la tête ni regarder derrière vous, et ne cessez de répéter ces paroles :”
Invocazione alle Pietre
O Pietre, grigie e dure!
Che venite dai luoghi oscuri !
Non sarete adoprati per muri,
Invece di voi case fabbricare
Avrete case da abitare
Sarete tutti uomini e donne
Con diversi, belli nomi,
Uno Adamo, una Gianna,
Uno Pietro, l'altra Anna,
Con l'aiuto delle Fate,
Alzatevi e destate!
Invocation aux pierres
« Ô cailloux du fleuve, durs et gris,
Venus des lieux obscurs et lointains,
On ne vous bâtira point en murs :
Un autre sort est votre bien.
Au lieu de faire des maisons,
Vous y logerez, personnes.
Devenez femmes et devenez hommes,
Avec de beaux noms différents :
Qu’il y ait un Adam, une Jeanne,
Un Pierre, et l’autre Anne.
Avec l’aide des Fées, sans délai,
Levez-vous, vivez, réveillez-vous ! »
« Ils firent ainsi, et les pierres devinrent hommes et femmes ; ce furent les premiers habitants du Val d’Arno et de Florence — mais c’est du côté de Fiesole que cela advint.
Alors le Seigneur changea la cabane de Bacco en église, où Il prêcha au peuple ; et, de l’appentis voisin, Il fit un couvent de religieuses, dont Filomena devint abbesse.
Or l’on dit que les pierres qui ne furent pas changées en hommes et femmes se lamentent amèrement de leur dure destinée, mécontentes d’être ce qu’elles sont. Et qui veut écouter la nuit, quand la lune est pleine et les éclaire, peut les entendre se plaindre ou chanter d’une petite voix d’enfant : “N’est-il pas temps, pour nous aussi, de devenir des hommes et des femmes ?”
Ces galets ont une vertu magique ; conjurés par la cérémonie convenable, on peut les faire parler et révéler de merveilleux secrets. Voici comment :
Prenez un galet de l’Arno, lavez-le bien avec du vin au nom de saint Pierre, de Bacco et de sainte Filomena, et dites :
“Pierre, ô pierre ! toi qui voudrais
Vivre en humain, femme ou bien homme,
Par la maison je te conjure :
Réponds-moi, dis-moi sans détours ;
Parle-moi d’un trésor ancien,
Qu’il soit d’argent ou bien d’or fin,
Dis-moi l’endroit où il se cache,
Réponds très vrai, comme on t’ordonne.”
Alors la pierre répondra d’une petite voix d’enfant à toutes les questions ; cela doit se faire tandis que la pleine lune brille sur la pierre — et seulement alors. »


